« La capacité à mettre en émulation ses collaborateurs est fondamentale pour la performance »

« Le chef de projet d’arrêt de tranche est un agrégateur de compétences »

Nathalie de Beler

EDF

Stéphane Couckuyt

INSEP

Les entraîneurs de haut niveau sont de véritables chefs de projet de performance. Outre les aspects techniques liés à l’activité, ils gèrent un collectif d’athlètes et de compétences, organisent et planifient le travail dans un environnement complexe marqué par l’incertitude et l’enjeu. L’expérience de Hugues dans la gestion des arrêts de tranche de centrales nucléaires offre des éclairages pertinents pour les acteurs qui font face aux défis du management humain dans l’univers exigeant du sport de haut niveau.

Après des études d’ingénieur en mécanique, en alternance avec un poste dans l’industrie automobile, Hugues est embauché à EDF en 2008 dans la filière projet de la Division de la production nucléaire. Après six ans d’expérience en tant que responsable d’une partie de l’installation lors des projets de maintenance (RSP pour responsable sous-projet), il prend le poste de chef de projet d’arrêt de tranche en 2013. Jusqu’en 2022, il a piloté la préparation et la réalisation de dix-huit arrêts de production d’électricité pour maintenance des installations (dénommés AT pour arrêt de tranche).

Hugues a toujours été passionné par la performance collective. Il a notamment été arbitre de football : « J’aimais plutôt bien ce rôle-là, pas tant du fait du positionnement un peu naturel et obligatoire de chef – en plus, ça se voit on n’a pas le même maillot – mais plutôt pour la collaboration avec les joueurs. » Son expérience associative et d’arbitre sportif depuis l’adolescence l’inspire aujourd’hui dans sa manière d’être un chef de projet : stimuler la motivation individuelle et la synergie entre les acteurs visant un objectif commun malgré des intérêts différents.

À partir d’un entretien réalisé avec Hugues en 2021, centré sur les sources d’inspiration qui construisent sa performance, cet article restitue sa vision d’un chef de projet d’arrêt de tranche performant. Il apporte un éclairage sur les principales dimensions qui contribuent à la réussite et fondent sa pratique, sur les clés qui lui permettent de mettre en émulation ses collaborateurs, de stimuler la motivation individuelle et la synergie entre les membres de l’équipe projet. L’analyse comparative de l’activité des chefs de projets d’arrêt de tranche et des chefs de projet de haute performance sportive révèle de nombreuses similitudes, notamment des problématiques de coopération, de motivation et de gestion de la complexité.

La performance est collective et s’inscrit dans la durée

Hugues souligne deux points qui lui semblent fondamentaux lorsque l’on parle de performance : son caractère collectif (« la performance collective n’est pas forcément la somme des performances individuelles ») et durable (« gagner c’est bien mais gagner longtemps c’est mieux »), la production d’énergie nucléaire étant une industrie du temps long :

« Un arrêt de tranche, c’est pas du one shot et ce ne sont pas des performances très courtes dans la durée. Ça peut durer entre un et quatre mois, voire cinq. Le marathon, ce n’est pas l’empilement de plusieurs 100 m, si je fais le parallèle avec le sport, le meilleur coureur de 100 m ne sera pas le meilleur marathonien. Dans notre boulot au quotidien, on est plutôt sur des courses de fond, des choses qui sont à travailler sur le long terme. »

À partir des propos de Hugues, quel portrait peut-on dessiner d’un chef de projet d’arrêt de tranche (CPAT) performant ?

Le chef de projet d’arrêt de tranche performant…

Reste plus de quatre ans en poste pour identifier et développer les leviers de performance

Apprendre le métier de chef de projet demande de la pratique, dans la durée. Devenir un CPAT très performant, c’est aller au-delà de l’acquisition des compétences de chef de projet, c’est identifier les leviers de performance et les faire progresser. Rester en poste permet de migrer d’un niveau de compétence qui permet de réaliser les projets d’arrêt de tranche, « faire le job », à un niveau qui permet de les réaliser avec performance.

« Heureusement, je n’ai pas suivi ce qu’on fait d’habitude, c’est-à-dire changer tous les quatre ans. Mon métier, j’ai mis du temps à l’apprendre. Pourtant, avant de devenir CPAT, j’étais déjà dans les organisations en mode projet, sur le domaine des arrêts de tranche, dans une centrale nucléaire depuis le début. Malgré cela, j’ai mis à peu près deux ans à me dire : “Ah oui, les leviers de perf sont ici et ici.” Parce qu’au début tu apprends, tu es dans la montée en compétence et l’acquisition de ce qu’il te faut pour faire ton job. Et ensuite tu te dis : “OK, j’ai compris, je sais où sont mes leviers de perf, et pour pouvoir les faire progresser, je ne suis pas uniquement sur de la perf simple, one shot, mais c’est plutôt comment j’arrive à faire de la perf à long terme.” »

Agit en fonction d’une vision du futur

Parce qu’il replace son activité de pilotage de projet d’arrêt de tranche dans les enjeux industriels, cherchant à obtenir une performance durable d’exploitation, Hugues se construit une vision du futur qui oriente ses décisions et actions du présent :

« Ma source d’inspiration, c’est comment je vois les choses dans les années à venir. Actuellement, par exemple, on est en train de préparer les arrêts de tranche qui vont se dérouler l’année prochaine. Dans ma projection des choses, je veux me retrouver à la fin de ces arrêts-là en me disant : “J’ai pas de regrets.” Je cherche plutôt à me dire : “Comment les sujets de demain ou du futur seront correctement traités ?”, et ça, finalement, c’est ma source d’inspiration et de motivation pour correctement faire ce qui vient devant. »

Est capable de mettre « en émulsion » les compétences des collaborateurs

Si les chefs de projet d’arrêt de tranche ont tous des personnalités différentes, Hugues distingue des traits communs, dont l’attrait pour les dynamiques collectives :

« On a certainement des traits de caractère qui peuvent être communs. Dans le pilotage de projet, si on parle de performance, la première tourne autour de ce qui est humain et des gens avec qui on bosse. Et de ce côté-là, c’est particulier dans le sens où, en étant chef de projet, on est plutôt “agrégateur”, je vais le dire comme ça, des différentes compétences qu’on peut avoir à disposition, sans pour autant en être le strict responsable puisque globalement on va être avec des compétences qui sont mises à disposition sans en être directement leur manager. »
« La capacité à mettre en émulsion les compétences des collaborateurs, pour moi, ça, c’est fondamental. »

Quels sont les incontournables pour être capable de « mettre en émulsion » les compétences des collaborateurs ?

Le chef de projet prend du plaisir dans le travail en collectif

La performance du projet étant principalement liée à l’expression de la collaboration entre les individus, le chef de projet a un rôle essentiel dans l’animation du collectif, composé d’acteurs qui viennent de différentes entités. Sans lien hiérarchique, Hugues estime particulièrement important de prendre du plaisir dans le travail collectif, à faire collaborer les acteurs missionnés sur son projet, à les rassembler sur un intérêt commun :

« Je pense qu’on a tous ce trait de caractère de se retrouver sur la capacité à prendre du plaisir dans le travail en collectif, que je dissocie du travail en équipe. Parce que le travail en équipe, ça peut avoir un sens réducteur. Chacun a son rôle correctement défini, alors que le travail en collectif, c’est se dire que le collectif apportera plus que la somme des individualités. C’est plutôt comme ça que je le vois. »

Le chef de projet est intègre, transparent et dans la convivialité

En référence à ses implications associatives, Hugues évoque les valeurs d’intégrité, de transparence et de convivialité qui lui semblent essentielles pour animer le collectif vers un objectif commun :

« Le but recherché est commun et si on ne cherche pas à être la personne parfaite, il y a toutefois des choses qui sont incontournables. Dans le monde associatif, il y a une dimension fondamentale : l’intérêt collectif ou l’intérêt de l’autre est parfois supérieur à son intérêt personnel. Ce sont des choses qui peuvent être ultra-importantes. »

Le chef de projet d’arrêt de tranche est donc un agrégateur de compétences, et pour ce faire, il doit avoir une posture et un savoir-être adaptés à l’objectif de collaboration :

« Est-ce que pour être le meilleur il faut être tip top en termes de savoir-faire ou est-ce qu’il faut être le meilleur en termes de savoir-être ? Parce que finalement, le savoir-faire ça s’apprend, tandis que le savoir-être, ce sont des qualités sur lesquelles on peut progresser, mais je pense que c’est plus compliqué à apprendre ou en tout cas à prendre du recul dessus. Peut-être qu’on progresse plus sur le savoir-être en fin de carrière qu’en début de carrière. »

Pour Hugues, la capacité du chef de projet d’arrêt de tranche à agréger et « mettre en émulsion » les compétences des collaborateurs au projet est une condition essentielle de la performance qui repose sur neufs clés de performance.

Ses clés de performance

Les clés de performance exprimées ouvrent deux espaces de performance essentiels pour Hugues : favoriser l’expression des compétences individuelles et stimuler la collaboration entre les acteurs, au-delà de la coordination.

Garantir la sécurité pour donner le meilleur de soi-même

La première clé de performance évoquée par Hugues est la sécurité comme condition essentielle pour donner le meilleur de soi. Cette clé prioritaire lui vient de son parcours d’arbitre dans le football :

« Il y avait un truc ultra fondamental, c’est comment je garantis la sécurité. Et ce sujet-là, je pense que dès le départ, un des premiers rôles des arbitres, c’est “comment je garantis l’intégrité physique”, ça c’est le terme du football. Donc la première chose, c’est la sécurité. Finalement les mecs, quand ils se sentent en sécurité, ils arrivent à donner le meilleur d’eux-mêmes. »

Connaître ses collaborateurs tant individuellement que collectivement pour manager avec finesse

Manager avec finesse pour tirer le meilleur de chacun, savoir « qui est le meilleur sur quel sujet pour pouvoir tirer la meilleure performance de chacune des équipes » suppose de connaître ses collaborateurs individuellement et de faire en sorte qu’ils se connaissent bien entre eux.

« Quand on est dans une approche plus collective, on va avoir la nécessité de connaître les difficultés et les qualités de chacun, de manière individuelle, mais il faut aussi être en capacité de pouvoir analyser si le collectif est en train de donner le meilleur de lui-même ou s’il a encore des choses à faire progresser.
Je suis convaincu aussi que quand on arrive à comprendre, à prendre un peu la place de l’autre, qu’il exprime ce qui le freine au quotidien pour donner le meilleur de lui-même, c’est vraiment important. Ça nécessite de discuter avec les exécutants sur le terrain, et ça nécessite aussi de discuter avec le directeur, parce qu’entre les deux il y a toute l’organisation. »

Dans une équipe, « tirer le meilleur de chacun » c’est aussi « être sûr en permanence qu’on est sur une répartition correcte des rôles. Et même si de temps en temps ce n’est pas plaisant, eh bien, toujours arriver à trouver de la motivation et pouvoir corriger les choses qui ne vont pas ».Hugues présente un exemple d’action organisée pour développer la performance du collectif, créer la mobilisation de tous sur un objectif :

« On cherchait à faire le parallèle avec des émissions de télé dans lesquelles on a différentes aventures. Koh Lanta ou Fort Boyard, finalement c’est une multitude d’épreuves qui font qu’à la fin tu gagnes ou pas. On avait donc monté tout un séminaire, mais avec des ateliers différents, des épreuves par équipe, puis on avait réparti la centaine d’intervenants en équipe de dix ou quinze. Il y avait des épreuves de réflexion, d’autres d’habileté, d’autres enfin de sport. Le challenge global était atteint quand on arrivait à être le meilleur sur chacune des épreuves. Donc tout ça, ça créait quoi ? Eh bien ça impliquait de se mobiliser sur un objectif puis, en interne équipe, qu’ils puissent se dire qui est le meilleur sur quel sujet pour pouvoir tirer la meilleure perf de chacune des équipes. »

Sentir les situations humaines, rester impartial et arbitrer rapidement dans la bienveillance

Hugues explique que son rôle d’arbitre lui a forgé une expérience pour gérer des situations tendues ou de conflit avant qu’elles ne dégénèrent :

« Ce qui compte, c’est plutôt l’impartialité et être capable de décider rapidement. Et ça, c’est un vrai exercice. Au quotidien, je pense que mon passé d’arbitre m’aide à avoir de la répartie, à pouvoir sentir que des situations peuvent dégénérer. »

Ses propos révèlent plusieurs habiletés qu’il serait nécessaire de développer pour arbitrer rapidement et de manière juste dans des situations perturbées : savoir « sentir les situations », être bienveillant, ne pas laisser la situation se dégrader tout en laissant de la marge de manœuvre aux acteurs :

« L’arbitrage m’a aidé pour décider rapidement, mais aussi à prendre du recul sur les situations et travailler sur la manière dont j’arrive à être bienveillant tout en étant impartial. Sentir les situations, ne pas aller sur des points de non-retour, c’est pouvoir se donner des marges, de la latitude dans le pilotage, dans la manière dont on laisse aussi faire les gens. Parce que l’ultra contrôle, l’omniscience, c’est pas du tout la manière dont il faut… en tout cas ce n’est pas ma manière de travailler avec mes collaborateurs, la confiance est essentielle. Néanmoins, de temps en temps, ça mérite aussi de recadrer.. »

Rassembler et guider les collaborateurs vers un objectif commun pour développer la synergie

Communiquer sur l’objectif commun et les moyens de l’atteindre

Le chef de projet se place comme leader en diffusant les objectifs, les moyens d’atteinte collective, ce qui permet à chaque collaborateur de savoir individuellement où il va. Le chef de projet d’arrêt de tranche doit donner du sens, la cible, le chemin pour engager les collaborateurs dans la recherche de performance.

« En se mettant dans la peau du collaborateur : ce n’est pas parce que dans l’organisation, structurellement, tu es plus élevé, que du coup je vais faire ce que tu me demandes. Mais plutôt, parce que j’ai une confiance mutuelle qui me permet de me dire : “Je sais où on va et je sais qu’avec ce que tu me donnes comme visibilité et comme guide, je sais où je vais et je sais ce qu’on recherche comme performance”. Ça, c’est fondamental dans le boulot qu’on fait au quotidien. »

Hugues fait passer un message à ses collaborateurs, qui lui paraît essentiel pour la performance collective : si leurs métiers diffèrent et que l’organisation est sectorisée, ils partagent les mêmes objectifs :

« Le slogan des arbitres à l’époque, c’était : “On n’a pas le même maillot mais on a la même passion.” Je le ressors de temps en temps à mes collaborateurs pour dire : “Oui, on fait pas le même boulot au quotidien mais on a le même objectif.” »

Amener les acteurs à travailler en synergie, en réseau, dans un contexte d’activités sectorisées et de turn-over élevé, permet de passer d’individus qui « font le boulot », à des individus « qui font le boulot pour tenir l’objectif » :

« Si tout le monde est câblé sur l’objectif, forcément que celui qui doit poser la logistique doit être attentif à ce qu’elle soit posée au bon moment, avec le bon niveau d’exigence et conformément à ce qui a été demandé. S’il est juste sur son domaine à lui, son boulot c’est juste de poser un échafaudage, mais pas poser un échafaudage pour faire une activité qui est ultra importante ; lui, une fois posé son échafaudage, il aura fait son boulot. On ne pourra pas lui reprocher de ne pas l’avoir fait puisqu’il l’a fait. Moi, je cherche à lui faire comprendre que son objectif, c’est pas de mettre en place un échafaudage, c’est bien de le mettre en place pour qu’on puisse faire l’activité dans les meilleures conditions possibles. Et c’est vraiment ça qui va dissocier la capacité, en tout cas dans les projets d’arrêt de tranche, à faire le boulot ou à faire le boulot pour tenir l’objectif. »

Hugues rapporte une action de formation qui vise à faire comprendre l’importance de la synergie, de connaître les exigences et contraintes des collaborateurs :

« Ce sont des séquences de formation d’une semaine, et moi j’interviens une demi-journée sur la sûreté en arrêt de tranche. On parle aussi analyse de risque, comment on planifie les activités, comment on interagit avec les différents métiers et comment chacun, jusqu’à celui qui ouvre les portails, contribue à faire de la perf en termes de sûreté. C’est vraiment excellent parce que la population, dans ces stages-là, va du directeur au simple exécutant. Il faut arriver à leur faire comprendre que la perf se joue à leur niveau à chacun. C’est assez marrant comme exercice, c’est ludique et cela me permet de faire passer quelques messages, mais c'est aussi comment j’arrive à me mettre à la place de l’autre pour qu’il puisse comprendre que j’ai besoin de lui pour qu’on puisse faire de la perf collective. »

Être capable de conserver le cap planifié

Le chef de projet doit être là pour rappeler au collectif le cap à tenir, pour éviter de dériver, notamment lorsque la stratégie et les opérations ont été anticipées, planifiées, et qu’une dérive peut bouleverser la suite du projet :

« Tu peux avoir tout préparé, fait tout ce que tu veux, prévu tous les scénarios de ce qu’il peut t’arriver, finalement si t’es pas là quand ça se passe pour rappeler et dire : “Hé oh, on a tout préparé, maintenant on déroule ce qu’on a préparé” ou “stop, on s’oriente vers un truc, ce n’est pas ce qu’on avait décidé, on reprend et on se recadre.” »

Pour garder le cap, il est essentiel d’éviter les points de blocage, de donner les conditions favorables à la réalisation des activités de chacun.

Favoriser les espaces de partage pour traiter « les grains de sable »

Connaître et traiter les sources de perturbation des collaborateurs, qui les empêchent de consacrer toutes leurs ressources à la performance qu’on attend d’eux, est une clé de performance. Cela nécessite d’être à l’écoute : « Ce qui est sûr c’est que les écoutilles doivent être ouvertes en permanence, parce que le moindre sujet d’échange, la moindre discussion, le moindre échange… » La performance peut être dans un détail (ex. : une douche qui ne fonctionne pas et qui réduit le temps passé sur un chantier).

« Au quotidien, j’appelle ça “les poils à gratter”, ou “des cailloux dans la godasse”. Quand je fais le tour de la centaine de collaborateurs avec qui je bosse, il faut pouvoir capter ça, voir les sujets qui sont en lien avec leur management, faire remonter à leur manager : “Tiens, tu es au courant de ça ?” Les trucs qui sont à ta portée, les traiter pour eux. Parce que finalement, quand tu traites le sujet qui les embête au quotidien, ils se disent : “En fait, il ne s’occupe pas que de ce que je livre comme produit fini, mais il a un intérêt pour moi”. »

Les espaces qui permettent de révéler les « poils à gratter », des «  cailloux dans la godasse » ou encore des « grains de sable » sont contributeurs de performance. Par exemple, les moments d’échanges informels, comme partager un café entre collaborateurs de différentes fonctions et niveaux hiérarchiques représentent pour Hugues un « vrai moment de performance ». Ils permettent d’échanger entre acteurs de différents horizons sur des sujets communs :

« Dans ces moments-là, on arrive à faire en sorte que les gens communiquent entre eux quel que soit leur niveau hiérarchique, parce que justement l’idée n’est pas de prendre le café uniquement avec d’autres chefs de projet ou uniquement entre techniciens, mais d’être ensemble pour pouvoir discuter de sujets communs. 80 % de la performance se fait sur la manière dont on arrive à communiquer collectivement »

Reconnaître et valoriser le travail réalisé pour susciter la recherche de performance

Dans un contexte d’absence de lien hiérarchique, susciter la recherche de performance des collaborateurs passe par la recherche d’autres leviers que les finances et les jours de repos qui sont des « leviers mathématiques », déclenchés en « cochant la case qui va bien ». En effet, le chef de projet n’a pas les leviers du manager, sources habituelles de motivation de ses collaborateurs (les jours accordés, les augmentations ou les éventuelles primes) : « Il faut pouvoir stimuler la recherche de performance avec les collaborateurs sans avoir ces leviers-là. » Un facteur stimulant est la reconnaissance du travail lors de l’atteinte d’objectifs intermédiaires, partiels par rapport à tout un arrêt de tranche. Valoriser ce qui est fait, aider à progresser :

« Les collaborateurs vont juger la reconnaissance sur : “Toi, chef de projet, tu m’as fait le renvoi d’image sur tel truc, tu m’as dit ce qui n’allait pas, que j’ai essayé de corriger, et tu as surtout aussi souligné ce truc-là où on a fait une vraie perf au milieu de la perf globale”. Et je pense que cette capacité à pouvoir dire ce qui ne va pas, mais aussi à zoomer sur ce qui va, c’est-à-dire faire du feedback le plus objectif et le plus bienveillant possible est importante. »

Une source de motivation de Hugues, d’énergie pour mener à bien le métier très prenant de chef de projet d’arrêt de tranche, est la recherche de la victoire collective, la reconnaissance de ses collaborateurs :

« J’ai presque plus de marques de reconnaissance des gens qui sont détachés sur mes projets, donc des gens qui sont dans la structure et dans l’organisation dans des niveaux inférieurs au mien, que de marques de reconnaissance de mes supérieurs. Et d’ailleurs elles me touchent encore plus, parce que ça me semble important que les acteurs, quels qu’ils soient dans l’organisation, soient portés par leurs collectifs. »

Instaurer la confiance à tous les niveaux

La force du collectif se forge sur la confiance, clé de voûte de la performance. La confiance est le thème liminaire de la performance collective, un socle sans lequel la performance dans la durée n’est pas possible :

« Je suis sûr que tout ne repose pas sur la capacité d’une seule personne à faire en sorte que tout fonctionne bien : finalement, quand j’enlève quelques pierres à l’édifice, ce dernier continue quand même à porter de la performance, et tout ça, ça se travaille autour de la confiance. »

La confiance se travaille, dans les deux sens. La confiance sincère et exprimée par la direction contribue à asseoir la légitimité du collectif et à booster sa motivation :

« Il y a la confiance qu’on donne et celle qu’on confie aussi, celle que je travaille avec mes opérationnels mais celle que je travaille aussi avec mes subordonnés ou mes supérieurs ; il y a comment elle se travaille avec les gens à qui on doit du reporting dans les entités parisiennes et comment eux aussi nous font preuve de confiance pour pouvoir dire : “OK, vous avez toute notre confiance mais aussi toute votre légitimité pour continuer à faire de la performance.” »

Un exemple de confiance du directeur de la production en la capacité de la centrale nucléaire à réussir les arrêts de tranche à venir :

« Le patron de la production s’exprimant devant tous les chef de projet, des directeurs, tout un tas de monde, dit : “Les visites décennales, de toute façon sur cette centrale, ils vont les réussir, vu ce qu’ils ont fait en 2019 et vu où ils en sont dans la préparation, il n’y a pas de raison qu’ils ne les réussissent pas”. Je peux te dire que d’une, c’était une marque de confiance énorme et ensuite un levier de perf exceptionnel, parce que pour qu’il le dise… je pense qu’il ne l’a pas dit pour faire plaisir ou comme un vecteur de motivation, mais plutôt comme une vraie marque de confiance dans le boulot qu’on avait fourni et dans le niveau de maîtrise qu’on pouvait avoir. »

Se réinterroger, éviter les routines, prendre du recul pour progresser

Hugues évoque le fait que la très grande expérience n’a pas que des effets bénéfiques ; elle peut conduire à faire des erreurs de diagnostic, croire reconnaître une situation et inhiber la créativité nécessaire à la progression :

« Prendre garde à l’expérience qu’on a en tant que chef de projet d’arrêt, pour laisser la place au différent, à l’émergent, via le rapport aux collaborateurs, et en permanence se dire aussi que l’expérience est importante mais ne fait pas tout. Si je regarde en termes d’ancienneté, je suis presque un des plus anciens dans toute l’équipe de collaborateurs que je peux avoir, en termes d’expérience sur les projets d’arrêt de tranche, et souvent je me dis : “Méfiance, embarque pas le collectif.” Comme on a beaucoup d’expérience, beaucoup de vécu, on a des situations qui peuvent être similaires à ce qu’on rencontre comme difficultés ou comme contraintes à gérer. On se le représente comme la dernière fois qu’on l’a vécu et on se retrouve à embarquer le collectif sans faire confiance à l’émulation collective qui pourrait en sortir, c’est-à-dire sans réinterroger ce qu’on fait d’habitude, peut-être se poser les bonnes questions, peut-être le faire différemment et du coup le faire mieux cette fois-ci que ce qu’on a fait la dernière fois. Donc ça, il faut en avoir un petit peu conscience, parce que ce n’est pas toujours le plus expérimenté qui va être le meilleur meneur. Sinon, on aurait que des vieux comme patrons de boîtes et managers. Mais non, il y a ce juste équilibre qu’il faut réussir à avoir. »

Pour continuer à améliorer les performances, le chef de projet doit éviter de s’enfermer dans les routines, les recettes maintes fois appliquées. Sa performance passant aussi par une réitération de bonnes performances sur les différents arrêts de tranche, le chef de projet doit chercher à maintenir ces performances : ne pas s’enfermer dans les « recettes du passé », gérer la tension entre normes et agilité…

« Être champion une fois, c’est bien, mais ce qu’on veut c’est durer. Alors durer […] finalement, c’est comment aussi je ne suis pas sclérosé et je ne me dis pas qu’il n’y a que les recettes du passé qui peuvent produire des résultats qu’on a eu dans le passé, puisque tout évolue. Et il faut arriver à être agile sans non plus tomber dans l’excès parce qu’on n’est pas une start-up de cinq personnes. »

Ne pas s’enfermer dans les habitudes est d’abord une question de croyance personnelle : croire que c’est possible, croire qu’on peut faire mieux autrement. Il s’agit pour Hugues d’une dimension importante pour accepter et s’engager dans le changement : « Je pense qu’une des premières difficultés et réticence au changement, c’est de ne pas y croire soi-même. »

Le chef de projet doit prendre de la distance par rapport aux modèles et autres référentiels en place qui parfois inhibent la possibilité de progresser. « Les recettes du passé peuvent ne pas produire les résultats qu’on a eus dans le passé, puisque tout évolue » :

« Si on va sur les modèles d’organisation écrits, tout est écrit, la fiche de chaque emploi : tu as telle mission, tu dois faire tel truc et ainsi de suite. Si tu te perds là-dedans, tu peux très bien faire ce qu’on attend de toi sans faire correctement ton boulot, sans produire de la perf. »

C’est aussi l’altérité, les échanges avec de nouvelles personnes, l’effet miroir produit par l’observation et les échanges avec des pairs qui stimulent le changement :

« Dans un séminaire, discuter à la pause-café avec le collègue d’une autre centrale sur un truc qu’ils ont réussi, dans un domaine qui va nous arriver dans les années à venir, eh bien ça va être vecteur de performance. Ou encore, faire venir un collègue qui fait référence pour nous interroger sur nos modèles d’organisation, c’est précieux dans la richesse des connaissances et des compétences qu’on peut avoir collectivement. »

Faire passer des messages par des tierces personnes, d’autres domaines d’activité

Pour Hugues, faire passer des messages par des tierces personnes, qui ne sont pas là au quotidien, qui ont une aura, qui représentent un autre domaine est stimulant, percutant car cela fait écho à des situations de l’arrêt de tranche et permet aux collaborateurs de prendre conscience, par effet miroir, de problématiques qu’ils vivent au quotidien :

« Quand c’est moi qui le dis, finalement, vis-à-vis des collègues c’est bien mais bon, c’est Hugues qui l’a dit quoi. Alors que quand c’est le pilote de F1 que tu fais venir, que les gens ne connaissent pas, qui en plus fait de la perf et qui de temps en temps passe dans les médias, eh bien ça les mobilise encore plus sur ce type de sujet. »

Les domaines d’activité sont choisis parce qu’ils font écho aux problématiques des arrêts de tranche : sécurité, sûreté, performance collective. Par exemple, faire venir la patrouille de France lors de la préparation d’un arrêt de tranche, pour sensibiliser à la priorité que constitue la sécurité. Si la réponse à la question : « Est-ce qu’on a les conditions pour faire ? » est non ; ils ne font pas. Ceci fait écho à « déclarer ne pas être prêt » pour les intervenants en maintenance.

Un autre exemple :

« Quelques petites vidéos de sport ou autre, ça peut être génial. Par exemple, le relais 4 × 400 des femmes de l’équipe de France en 2014. Si on met le volume du son, d’office de toute façon on pense qu’elles ne gagneront pas, et si on met la vidéo sans le son, on n’a pas du tout la même perception. Du coup, en général, je la passe sans le son et ensuite je la passe avec le son, avec le commentateur qui dit d’entrée : “Ouah, de toute façon on est mort, on n’ira jamais sur le podium. Avec tout le retard qu’on a c’est foutu.” Et la dernière relayeuse commence son 400 m, et dans la fin de la première ligne droite ou juste après le virage, elle commence à raccrocher, elle finit sur un 100 m de folie où elle gratte tout le monde et elle finit première. Le message c’est : “N’écoutez pas ceux qui commentent mais restez focus sur votre performance et sur notre objectif.” »

Parce qu’il connaît le fonctionnement du cerveau et sa capacité limitée de rétention, l’important pour Hugues est de faire passer le message différemment pour faire prendre conscience et « varier un peu les plaisirs, avoir une approche autour de choses qui sortent un peu de l’ordinaire » pour favoriser la rétention du message.

Résumé en schéma

Figure 1 – La performance humaine du chef de projet d‘arrêt de tranche.
Figure 1 – La performance humaine du chef de projet d‘arrêt de tranche.

CPAT : Chef de projet d’arrêt de tranche.

Cette représentation montre la complexité de la performance humaine, avec la diversité des dimensions en jeu dans les projets où se côtoient de forts enjeux et une forte incertitude. Les clés de performance révélées dans ce portrait font écho aux entretiens réalisés avec les chefs de projet haute performance sportive. Au regard de l’importance – exprimée par tous des chefs de projet interrogés – de l’inspiration, de l’ouverture d’esprit et de la recherche perpétuelle d’idées nouvelles, il est pertinent de penser que les clés de performance révélées par ce chef de projet du domaine industriel puissent inspirer des chefs de projet de haute performance sportive.