Capitaliser pour comprendre, comprendre pour capitaliser

Enjeux des savoirs issus de l’expérience dans le sport de haut niveau

Stéphane Couckuyt

Pablo Buznic-Bourgeacq

Nathalie de Beler

Benjamin Delattre

Lydia Deret

Serge Guémard

Bruno Hubert

Jean-Paul Labarthe

Vincent Le Croller

Florian Ouitre

Qu’est-ce que la capitalisation des savoirs issus de l’expérience et quels en sont les enjeux dans l’écosystème sportif ? Comment renvoyer aux professionnels du sport des clés de performance d’experts, liées à leurs expériences personnelles ? Des projets de recherche et développement sont en cours sur ces questions. Quelques-uns de leurs résultats, ainsi que des exemples de productions réalisées dans ce cadre, sont l’objet de ce numéro spécial.

« L’expérience est une source fondamentale de la connaissance, elle est actuellement par trop négligée, il convient de la capitaliser. » (De Zutter, 1994, p. 51)

Depuis 2021, le pôle formation de l’INSEP, la R&D d’EDF et un collectif de chercheurs mènent un projet sur la capitalisation des savoirs issus de l’expérience. Réalisé dans les domaines du sport de haut niveau et de l’industrie nucléaire, il porte sur les chefs de projet de performance, notamment les managers et head coach dans le domaine sportif et les chefs de projet d’arrêt de tranche dans le domaine nucléaire. Ce travail comporte deux volets : les sources d’inspiration des chefs de projet et leurs clés de performance. Il répond à plusieurs enjeux et s’inscrit dans une démarche qui traverse plus largement nos sociétés contemporaines, le rapport au travail et l’apprentissage tout au long de la vie. Ce numéro propose une sélection de textes réalisés dans le cadre de ce projet pour inspirer les acteurs et favoriser l’instauration d’une culture de la capitalisation dans les organisations sportives.

Qu’est-ce que la capitalisation des savoirs issus de l’expérience ?

Capitaliser des savoirs issus de l’expérience est une démarche ancienne, dont on trouve des traces dans l’Antiquité (Briquel, 2020 ; Vesperini, 2017). Elle répond à la nécessité de ne pas inventer ce qui l’a déjà été, pour des raisons de gain de temps, d’efficacité, mais aussi pour éviter de reproduire des situations à haut risque. Faire un débriefing à la suite d’une contre-performance aux Jeux olympiques ou d’une grave blessure, faire le retour d’expérience de l’accident nucléaire de Fukushima ou d’opérations militaires (Fast, 2006) en sont des exemples.

Un projet de capitalisation a pour finalités la génération (mise au jour), la régénération (mise à jour) et la circulation de savoirs. Il s’agit d’impacter le développement professionnel en partant de l’expérience intime et capitale pour un professionnel, pour arriver à du savoir extime11. Ce savoir est (…) et utile à d’autres professionnels. Il peut être décomposé en trois étapes. La première étape de conception du projet permet de définir l’expérience que l’on souhaite capitaliser, les personnes qui la portent, et de déterminer qui sera le public destinataire. C’est également le moment d’envisager les ressources humaines et financières pour mener le projet. La deuxième étape concerne la mise au jour de l’expérience, souvent intime et peu explicitée. Elle aborde les process de captation, le traitement, le croisement et la mise en forme du matériau collecté. La dernière étape, essentielle, est la mise en circulation auprès du public-cible, souvent d’autres entraîneurs de haut niveau dans notre cas. Cette étape pose de nombreuses questions telles que le choix des supports, la manière de faciliter l’accès aux données et leur appropriation par les professionnels, tout en préservant leur potentiel inspirant. Enfin, il s’agit de s’interroger sur les manières de croiser et d’actualiser ces savoirs. Une ressource immatérielle telle que des savoirs issus de l’expérience a en effet pour vocation de circuler auprès d’un public-cible et de lui apporter une valeur ajoutée par rapport aux savoirs et pratiques déjà connus et maîtrisés. La figure 1 reprend une partie de ces étapes, de manière simplifiée car linéaire, non systémique dans la présentation.

Figure 1 – Les processus de capitalisation des savoirs issus de l’expérience : de la captation à la circulation.
Figure 1 – Les processus de capitalisation des savoirs issus de l’expérience : de la captation à la circulation.

Quelques repères sur la capitalisation

Si de nombreuses démarches non formelles ont été menées, des projets de capitalisation des savoirs ont été structurés et rationnellement mis en œuvre. Pour mieux comprendre cette problématique, il est intéressant de revenir sur le contexte général de « société du savoir » dans lequel ces projets s’inscrivent et sur des repères temporels concernant la capitalisation dans l’écosystème sportif.

Une société du savoir

Depuis les années 1980, des réflexions, communautés et propositions autour de la capitalisation des savoirs apparaissent sous des démarches et concepts divers : « patrimoine immatériel », « société du savoir », « knowledge management », « économie du savoir » (David et Foray, 2002). Becker (1983) est un des premiers à conceptualiser un capital humain, immatériel, lié à l’expérience, aux compétences, aux savoirs.

Un boom a lieu dans les années 1990, avec les écrits de Schön (1994) sur le « savoir caché dans l’agir professionnel » ou ceux de Nonaka et Takeuchi (1997) autour de l’apprentissage dans les organisations. La capitalisation des savoirs est effectivement en lien avec les questions d’apprentissage et de formation. Un consultant-formateur engagé dans le domaine humanitaire, notamment en Amérique du Sud, rédige un écrit fondateur pour les milieux sociaux-humanitaires en matière de capitalisation de savoirs issus de l’expérience (De Zutter, 1994). Les organisations internationales ne sont pas en reste, avec l’OCDE (1996) qui pose les fondements de la « knowledge society » et l’UNESCO (2005) qui, au côté du patrimoine matériel de l’Humanité, reconnaît « le patrimoine immatériel » ainsi que le mouvement mondial vers des sociétés basées sur le savoir. Dans le contexte de société post-industrielle, le savoir du professionnel est aujourd’hui reconnu comme un capital essentiel dans les entreprises (Bouchez, 2014). Cela entraîne la création de postes de « knowledge manager » et de communautés regroupant chercheurs et professionnels du sujet.

Vers une structuration pérenne de la capitalisation dans le milieu sportif

Dans le domaine du sport, une démarche de capitalisation est menée avec l’entraîneur de basket-ball John Wooden dans les années 1970 (Tharp et Gallimore, 1976). Vingt ans plus tard, le professeur Salmela publie un ouvrage, Great job coach (1996), à partir des savoirs issus de l’expérience d’entraîneurs canadiens ayant des succès internationaux.

En 1999, l’INSEP organise un colloque sur la formation des entraîneurs du futur dans le cadre des « Entretiens de l’INSEP ». Un certain nombre de cadres du sport de haut niveau (entraîneurs, DTN, responsables de formation, etc.) soulignent le besoin de compagnonnage et de transmission de l’expérience (Hélal et Napias, 2001). Dans les actes de cet événement, intitulé « Former des entraîneurs demain », Pierre Salamé, alors entraîneur national de canoë-kayak slalom, argumente en faveur de la capitalisation des savoirs d’entraîneurs en reconversion ou en retraite : « Différents moyens existent, depuis la compilation des documents et comptes rendus réalisés par l’entraîneur (à visées assez réduites) jusqu’à la formalisation de l’expertise » (Salamé, 2001, p. 65). Gérard Bosc, alors chargé de mission à la préparation olympique, évoque la création d’une académie pour des rencontres d’entraîneurs et d’un conservatoire pour pérenniser leurs savoirs sous formes écrites et audiovisuelles :

« [Si] des solutions ne voyaient pas le jour, si les connaissances de ces experts tombaient dans l’oubli, si leur immense savoir ne continuait pas à servir le sport français après leur départ, il faudrait s’interroger sérieusement sur la rentabilité de l’investissement de l’État, en matière de sport d’élite. » (Bosc, 2001, p. 161-162)

Martine Cornillon (2004), alors responsable de la formation continue des entraîneurs à l’INSEP, propose également de capitaliser ces connaissances en vue d’en faire des ressources pour les entraîneurs. Dans les mêmes années, différents protagonistes tels que Philippe Fleurance et Sylvie Pérez contribuent à l’émergence de temps de partage de l’expérience entre entraîneurs dans l’établissement. Ils coordonnent les actes d’une autre édition des « Entretiens de l’INSEP », « Interrogations sur le métier d’entraîneur(e) », où ils soulignent que « les conditions dans lesquelles la professionnalité, les compétences, l’expérience se forment et peuvent être efficacement transmises et capitalisées n’ont fait que trop rarement l’objet de réflexions/actions approfondies » (Fleurance et Pérez, 2008a, p. 208). Fabien Canu et Patrick Ranvier, alors en charge de la préparation olympique et paralympique, vont dans le même sens :

« [L]a capitalisation des connaissances et des expériences dans le domaine de l’entraînement est un des enjeux majeurs. Celles acquises par nos aînés doivent pouvoir être accessibles aux jeunes entraîneurs qui débutent leur carrière. Ne pas reproduire les mêmes erreurs, ne pas réinventer ce que d’autres ont défriché avant nous est fondamental pour aller de l’avant et entrer de plain-pied dans la profession avec un capital confiance minimum […]. Il convient aussi que l’expérience des disciplines pourvoyeuses de médailles puisse profiter à toutes les autres, que les expériences malheureuses des uns préviennent les risques chez les autres » (Canu et Ranvier, 2008, p. 37).

À partir de 2012, des travaux menés dans le cadre de l’établissement portent explicitement sur la capitalisation de l’expérience des entraîneurs de haut niveau français. C’est le cas d’une recherche doctorale (2013-2017, Couckuyt, 2017) et d’un projet de capitalisation de l’expérience de sportifs, entraîneurs et directeurs techniques nationaux autour de « l’Or olympique ».

Depuis 2017, le Pôle formation de l’INSEP porte la mission Observatoire des pratiques et des métiers du sport de haut niveau. Tout à la fois « think tank », ressource pour les établissements du réseau grand INSEP et opérateur de projets structurants en matière de capitalisation, cette mission a pour objectif de contribuer à structurer, mutualiser et pérenniser les démarches de capitalisation des savoirs issus de l’expérience. L’École des cadres du sport, différents établissements du réseau grand INSEP et des fédérations se saisissent aussi de cette question, comme en témoignent les projets menés par divers collègues, ainsi que la diversité des participants à la journée nationale du 28 juin 2023, dédiée à cette thématique.

La capitalisation des savoirs et son proche parent la gestion des connaissances (ou « KM » pour « Knowledge Management ») sont d’ailleurs une des quatre missions de l’École des cadres du sport. Un rapport ministériel a directement porté sur cette thématique (Cathelineau, 2022), tandis que le document cadre du projet « Ambition Bleue » soulignait l’importance de ces dimensions dans la haute performance (Agence Nationale du Sport, 2020). Enfin, l’INSEP en a fait un des axes forts de son projet d’établissement 2023-2025.

Pourquoi capitaliser des savoirs issus de l’expérience dans le sport de haut niveau ?

Le primat de l’expérience

La capitalisation des savoirs est travaillée par l’Observatoire avec une attention particulière sur les savoirs issus de l’expérience professionnelle. En effet, en s’intéressant à l’agir des entraîneurs et aux ressources qu’ils mobilisent, deux écarts sont documentés, entre ce qui est proposé, d’une part en formation d’entraîneur et d’autre part dans les apports de la recherche, et ce qui est utilisé, voire requis, dans la pratique réelle du métier (Fleurance et Pérez, 2008b ; Fukazawa-Couckuyt, 2021).

A contrario, le primat de l’expérience en matière d’efficacité professionnelle est largement documenté dans le domaine du sport. Plusieurs études ont démontré que l’entraîneur s’appuie principalement sur son expérience et celle de pairs pour prendre des décisions et agir (p. ex. Erickson et al., 2008 ; Fukazawa-Couckuyt et al., 2021 ; Werthner et Trudel, 2006). Ce primat s’explique entre autres par la réalité de l’activité de l’entraîneur. Elle repose en effet sur des mécanismes souvent non explicités et peu aisés à formaliser (Fleurance et Pérez, 2008b). Elle est également complexe, c’est-à-dire qu’elle répond à une perspective systémique : tous les éléments de l’activité sont interconnectés, de sorte qu’agir sur un élément a potentiellement un impact sur les autres (p. ex. Bowes et Jones, 2006 ; Côté et al., 2007 ; Fauquet et Fleurance, 2008 ; Fleurance, 2006). Elle est enfin dynamique, contingente et située, avec survenue d’obstacles, de dilemmes, d’imprévus, de paradoxes, dans des contextes de simultanéité, d’ambiguïté et d’incertitude (p. ex. Côté et al., 2007 ; Fleurance, 2006 ; Jones, 2006), qui demandent adaptation et flexibilité. Toute logique applicationniste atteint donc rapidement des limites. L’entraîneur est dans une rationalité contingente et située.

Turnover élevé, échanges insuffisants entre pairs : la capitalisation a tout son sens

L’expérience est donc cruciale. Pour autant, rien ne justifie à ce stade la nécessité de la capitaliser par des démarches régulières et formelles. En effet, nous pourrions considérer que l’entraîneur élabore son expérience en entraînant et qu’il bénéficie de celle des pairs en échangeant avec eux. Étudions cela de plus près.

La distinction entre vécu et expérience est fondamentale pour comprendre l’élaboration de l’expérience en entraînant. Devenir expérimenté nécessite du temps et une posture d’analyse critique et constructive du vécu. Dans un contexte intense où le temps de recul sur l’activité n’est pas toujours pris, le turnover extrêmement élevé des entraîneurs olympiques (Burlot et al., 2019) n’est pas des plus favorables pour l’élaboration de leur expérience en matière de Jeux olympiques et de haute performance. Si ce turnover est discutable en termes de développement professionnel, il est ainsi actuellement. Dans ces circonstances, la capitalisation est essentielle. Elle permet de ne pas perdre de précieux savoirs d’entraîneurs qui, tôt ou tard, vont faire partie du contingent de off-boarding (départs en retraite, démissions, licenciements, etc.), limitant ainsi « les pertes de compétitivité en conservant des “expertises en actes” des anciens souvent très efficaces » (Wittorski, 2015, p. 8). Elle est aussi un moyen de faciliter l’arrivée en poste et l’exercice des missions des nouveaux entraîneurs (Wittorski, 2015), le on-boarding, afin qu’ils puissent s’inspirer de ces savoirs pour s’adapter et avoir des réponses ou des inspirations face aux problématiques rencontrées.

En ce qui concerne les échanges entre pairs, il est démontré que, dans les milieux professionnels, la transmission directe ne va pas de soi et ne suffit pas toujours (Wittorski, 2015). D’après leurs propos, les entraîneurs de haut niveau en France échangent insuffisamment et communiquent peu leur expérience : « c’est un problème en France, les entraîneurs ne laissent pas beaucoup de traces », « on ne l’organise pas assez et chacun vit un peu dans sa bulle » (verbatims d’entretiens avec des entraîneurs dans Fukazawa-Couckuyt et al., 2021). Pourtant, dans la haute performance, accéder à des propos de pairs, directement ou indirectement, est un moyen privilégié pour poursuivre son développement professionnel : « Les entraîneurs qui vivent dans la zone à risque de la haute performance n’ont d’oreilles que pour leurs pairs » (Onesta et al., 2018, p. 16).

D’autres enjeux liés à la capitalisation

D’autres éléments plaident en faveur de la mise en œuvre de politiques de capitalisation des savoirs issus de l’expérience des entraîneurs.

Dans un contexte de concurrence internationale exacerbée, ne pas perdre les savoirs développés par des entraîneurs expérimentés relève en effet d’enjeux élevés et multiples. Les savoirs issus de l’expérience sont ainsi indispensables aux processus d’innovation. Ils permettent en outre de renouveler les apprentissages tant individuels que collectifs et les cultures d’entraînement. Les processus d’apprentissage étant pour une large part basés sur le mimétisme (Wulf, 1999), il est compréhensible que les entraîneurs reproduisent ce qu’ils ont vécu par le passé. Si une étude récente montre que des entraîneurs experts ont pu s’inspirer de leurs expériences, y compris en opposition, pour créer leur propre conception, et que d’autres sources d’inspiration les structurent (Fukazawa-Couckuyt et al., 2021), la capitalisation peut contribuer à questionner la reproduction de son propre vécu.

Capitaliser les savoirs issus de l’expérience permet également de conserver le patrimoine immatériel du sport français, véritable héritage culturel. Pour les formateurs, ces savoirs sont utiles pour l’apprentissage des futurs professionnels et en termes d’ingénierie de formation (Zeitler, Guérin et Barbier, 2012). Plus largement, l’enjeu est aussi de produire des savoirs par et pour les entraîneurs, avec une terminologie de pairs. En outre, le savoir est un capital vivant. Comme le soulignait Bès (1998), il y a constamment un double mouvement d’enrichissement et d’oubli, dont les parts respectives peuvent être modifiées par l’adoption de démarches actives, à l’échelle tant individuelle que collective. Plus précisément, si l’on ne veille pas à le capitaliser, l’actualiser, l’enrichir, le savoir subit différents processus qui altèrent sa valeur et sa valorisation (Couckuyt, 2017 ; Watson, 2020) : surabondance, stagnation, érosion, dégradation, fuite, voire perte, obsolescence, dépréciation, fragmentation, rétention par certains individus, etc.

Enfin, la capitalisation contribue à la reconnaissance symbolique des entraîneurs de haut niveau et de leur capacité à produire des savoirs, dans le cadre d’une profession et d’individus peu valorisés et reconnus, ce qui génère d’importantes insatisfactions (Burlot et al., 2019 ; Onesta et al., 2018).

Un projet inédit de capitalisation et d’étude qui arrive à terme

Dans ce contexte où la capitalisation des savoirs issus de l’expérience des acteurs du sport de haut niveau est nécessaire, la structuration des process est un enjeu important. Dans l’objectif global de donner aux sportifs et entraîneurs un avantage concurrentiel pour progresser durablement et devenir champions olympiques et paralympiques, l’INSEP travaille depuis 2017 sur l’amélioration continue des dispositifs de capitalisation des savoirs d’expérience d’entraîneurs. Mais tout rationaliser, articuler et légitimer prend du temps et fait appel à de multiples champs scientifiques et expérientiels. Les acteurs insépiens de ce champ sont en outre convaincus que les idées percutantes, efficaces et efficientes, viennent aussi par des collaborations.

Un partenariat tripartite

Un projet d’étude autour de la capitalisation est ainsi mené depuis 2021, à propos des sources d’inspiration des entraîneurs chefs de projet et de leurs clés de performance. Soutenu par la Fondation Groupe EDF dans le cadre de son mécénat de projets en vue des JOP 2024, il repose sur et s’adosse à une collaboration scientifique et technique avec l’implication de l’INSEP22. Pôle Formation (…) , de la R&D EDF33. Groupe Facteur (…) et de deux laboratoires, l’un de l’université Clermont Auvergne44. Laboratoire Cl (…) (2021) et l’autre de l’université de Caen Normandie55. Laboratoire CI (…) (2022-2023). Le collectif de travail actuel comprend dix chercheurs et cadres du mouvement sportif, membres de ces institutions.

Deux volets d’étude : sources d’inspiration puis clés de performance

Lors d’un premier volet d’étude, huit chefs de projet ont collaboré autour de la question des sources d’inspiration qui ont construit la performance. Qu’est-ce qui inspire celles et ceux qui sont reconnus comme experts, comme durablement performants ? Ce volet est développé dans un des articles de ce numéro.

Le second volet a vu dix chefs de projets collaborer avec l’équipe, via le partage de certaines de leurs clés de performance, façons de faire, façons d’être, qui permettent d’agir en dégageant de la performance quand on entraîne ou manage une équipe de sportifs de haut niveau. La finalité du partenariat est triple : mettre au jour et faire circuler des savoirs d’entraîneurs pouvant contribuer à la performance des pairs, produire des savoirs structurants pour les acteurs de projets de capitalisation, demande explicite motivant le fait de faire appel à des chercheurs et, de façon concomitante, élaborer une production scientifique reconnue sur le sujet.

En partant de l’expérience singulière de chaque entraîneur expert pour faire émerger des savoirs utiles, inspirants pour les autres acteurs de la haute performance sportive, le principal enjeu du second volet est de documenter des méthodes pertinentes pour optimiser certaines étapes des projets de capitalisation. En effet, la capitalisation travaille sur l’expérience, très efficace dans le contexte du sujet qui la développe. Intime, elle s’avère particulièrement ancrée dans des situations réelles, dans des contextes singuliers. Pour en tirer un capital utile à autrui, extime, les processus apparaissent délicats. La compétence du chef de projet se donne à voir comme une connaissance de l’ordre de la « bonne configuration », mobilisée « au bon moment », à « bon escient », une forme de « savoir-y-faire » contenant une très forte part de contingence. Or, dans une perspective de formation, de partage, de circulation de ce type de savoir, un travail de formalisation apparaît pourtant nécessaire. Il s’agit alors de parvenir à le faire circuler par des moyens qui n’altèrent pas son potentiel d’inspiration pour les pairs, voire le magnifient, de manière à ce qu’il soit inspirant pour les autres entraîneurs. Depuis le début de l’année 2022, notre équipe travaille cette question en combinant données empiriques et théoriques, valorisées lors de webinaires professionnels, de colloques scientifiques et à travers la publication de rapports.

Originalité de l’étude, les enjeux de la haute performance sportive et les travaux menés par le Pôle formation de l’INSEP font écho aux problématiques de la performance industrielle d’EDF, particulièrement dans le domaine des projets d’arrêts de tranche (PAT) pour la maintenance des réacteurs nucléaires. Ainsi, quelques chefs de projet « d’arrêt de tranche66. Arrêt de Tranc (…)  » (CPAT) ont fait partie du panel. Cela a notamment enrichi l’étude pour les aspects de management d’équipe et de travail dans la complexité. Les proximités entre les CPAT et les chefs de projet performance sportive sont développées dans l’article sur les sources d’inspiration.

Comme dans tout projet de capitalisation, la question de la circulation des savoirs captés et mis en forme est centrale. C’est à ce titre que notre collectif a proposé ce numéro, dédié principalement à la circulation d’une partie des savoirs de chefs de projet experts ayant collaboré à l’étude.

Enjeux et perspectives de ce numéro

Dans cette étude sur la capitalisation de l’expérience, l’adage « capitaliser pour comprendre, comprendre pour capitaliser » (Couckuyt, 2017, p. 28) a été suivi, s’inscrivant dans le postulat de plusieurs auteurs qu’il faut transformer le monde pour le comprendre et le comprendre pour le transformer.

Ce numéro vise plusieurs publics, inscrits dans des temporalités différentes. À court terme, les textes visant à partager des idées de pairs peuvent être des sources d’inspiration pour les entraîneurs et managers en route vers Paris 2024. Ils sont amenés toujours et plus encore à prendre des décisions, à agir dans des contextes mouvants, contraints, à fortes pressions et concurrentiels, entre routine, adaptation et création, où le gain marginal, la bonne idée au bon moment, font parfois toute la différence. À moyen et long termes, faire circuler ces savoirs capitalisés est essentiel pour la contribution au patrimoine de savoirs expérientiels de nos acteurs de la performance, pour leur formation tout au long de la vie professionnelle. Enfin, comme souligné précédemment, la reconnaissance des entraîneurs fait parfois défaut en France. Or, la parution d’articles sur l’expérience de pairs à destination d’autres pairs est une forme de reconnaissance appréciée par les entraîneurs. À ce titre, tant les entraîneurs/managers eux-mêmes, en devenir, expérimentés ou experts, que les personnes en charge de leur formation ou information, sont des publics-cibles de ce numéro.

Un article prolonge cette introduction en se centrant sur les résultats de l’étude menée autour des sources d’inspiration des chefs de projet haute performance. Suivent cinq productions variées, visant à la circulation de clés de performance d’entraîneurs et managers de haut niveau. Certaines de ces productions sont classiques dans leur forme, d’autres plus innovantes. C’est le cas de « Bruno Gajer : le ciel bleu comme cible », qui repose sur le propos d’un chef de projet, entraîneur national d’athlétisme, couplé à une part de fictionnalisation des clés de performance. Nous parlons de « roman de haute performance ».

Les deux articles suivants sont organisés autour d’une thématique ou problématique professionnelle. Dans « Construire un collectif », Étienne Gouy, chef d’équipe du combiné nordique pendant plus de dix ans et désormais directeur saut et ski à la Fédération française de ski, livre son expérience de cet aspect fondamental de la performance sportive. Une problématique au cœur du management, commune à d’autres secteurs, comme l’illustre l’article suivant. Dans « La capacité à mettre en émulation ses collaborateurs est fondamentale pour la performance », Hugues Przylecki, chef de projet d’arrêt de tranche pendant près de dix ans, livre sa vision de son rôle dans la performance collective.

Deux modélisations de l’activité et des préoccupations professionnelles de chefs de projets complètent ce numéro, et à travers elles, leurs clés de performance. Pour Cécile Avezou, entraîneure nationale d’escalade, il s’agit d’« observer et explorer pour accompagner les grimpeurs vers leur sommet de performance ». La modélisation du « système d’activité de deux entraîneurs nationaux », Benjamin Bonnaud pour la voile et Jean-Maxence Berrou pour le pentathlon moderne, permettent enfin d’apprécier les différentes conceptions, du métier d’entraîneur, de l’athlète, de la discipline, de l’entraînement, qui orientent la manière dont un entraîneur évolue. Des valeurs donc, mais aussi des contingences qui parleront à tous les acteurs du sport de haut niveau.

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1.

Ce savoir est dit « extime », car il permet à autrui d’accéder à une partie de l’expérience d’un professionnel, généralement considérée comme intime.

2.

Pôle Formation, avec notamment par ordre alphabétique : Stéphane Couckuyt, Serge Guémard et Vincent Le Croller.

3.

Groupe Facteurs organisationnels et humains, avec par ordre alphabétique : Nathalie De Beler et Jean-Paul Labarthe.

4.

Laboratoire CleRMa, avec le professeur Pascal Lièvre.

5.

Laboratoire CIRNEF, avec par ordre alphabétique : Pablo Buznic-Bourgeacq, Benjamin Delattre, Lydia Deret, Bruno Hubert et Florian Ouitre.

6.

Arrêt de Tranche : phase d’arrêt de la production d’électricité pour maintenance des installations, qui se déroule en mode projet.