La corpscience, au-delà du plafond de verre
Olivier Guidi
Conseiller haut niveau et haute performance au CREPS Provence-Alpes-Côte d’Azur
La dimension mentale est primordiale au très haut niveau. Elle nécessite un accompagnement individualisé dont la nature relève d’une vision de ce qu’est la performance sportive. Olivier Guidi propose avec la notion de corpscience de synthétiser une approche forgée par son expérience, ses lectures et ses convictions. Une approche qui recherche l’accomplissement des athlètes en libérant le corps de l’illusion du contrôle et en mobilisant des ressources créatrices pour favoriser l’adaptation.
Si l’escalade sportive figure dans le cercle des disciplines olympiques depuis Tokyo 2020, au début de ma pratique personnelle (1976), et jusqu’à la fin des années 1980, elle était avant tout une activité physique de pleine nature, loin du format, standardisé et institutionnalisé, de la pratique de compétition indoor actuelle. Encore aujourd’hui, dans la pratique en falaise, deux critères de performance prédominent : réussir à enchaîner de bas en haut, sans chute, un itinéraire sans reconnaissance (l’escalade à vue) et enchaîner sans chute un itinéraire après de nombreuses répétitions (escalade après travail). Ma pratique personnelle et professionnelle d’entraîneur a toujours été centrée sur l’escalade à vue, activité valorisant pour moi le plaisir de l’incertitude, de la découverte et de l’adaptation.
Lorsque j’ai pris mes fonctions d’entraîneur et de responsable du pôle France, à la différence des collègues des autres pôles (escrime, taekwondo, basket, natation, gymnastique, etc.), je n’avais pas suivi de formation sportive au sens strict du terme (entraînement standardisé, relation avec des entraîneurs, priorisation des objectifs sportifs, etc.). J’avais seulement l’expérience de quelques participations aux premières compétitions nationales et internationales d’une escalade sportive encore balbutiante. Tout était donc à construire, et fort de quelques résultats au plus haut niveau international en tant qu’entraîneur, plus que courir après les médailles, je me suis focalisé sur l’élaboration de processus et de contenus d’entraînement transmissibles. La relation, l’individu et sa croissance étaient au cœur de ma pratique.
Mon penchant pour l’escalade à vue et l’émancipation des personnes m’ont conduit à semer les graines d’une pratique de l’accompagnement qui, au fil des lectures et des expériences, allait s’axer autour d’une sensibilité que je désigne à présent par le terme de corpscience. Cette approche fixe le cadre, à débattre, d’une vision de la performance et de la compétition qui pourrait participer à réduire la dissonance grandissante entre une certaine vision du sport de haut niveau et les besoins émergents des acteurs pour atteindre la haute performance.
La corpscience est un néologisme synthétisant une approche, un chemin, qui parle tout à la fois de science, de conscience et de corps. Elle nous incite à dépasser notre réflexe cartésien et rationnel consistant à maintenir malgré nous une dichotomie entre le corps et l’esprit.
Le contexte néolibéral dans lequel nous évoluons, avec ses valeurs de croissance et de réussite, contribue souvent malgré nous (plafond de verre) à répliquer un modèle de performance basé sur l’optimisation et le dépassement de soi : celui du développement de ressources capacitaires (par l’entraînement d’habiletés physiques et mentales par exemple), avec l’idée de contrôle au centre de la notion d’efficacité. Je souhaite avec la corpscience mettre en exergue un deuxième domaine : celui des ressources créatrices. Ressources créatrices comme un accès à tout ce que le corps sait accomplir au-delà de ce que nous pensons et croyons qu’il sait faire. Une libération par une déconnexion des préoccupations conscientes et du souci de soi.
De mon point de vue, la production d’une performance via le contrôle optimal des ressources capacitaires ne s’oppose pas à celle obtenue grâce au laisser advenir des ressources créatrices : la première option favorise le dépassement de soi (le culte de l’extrême, le soi objet performant), la seconde l’accomplissement de soi (son propre devenir humain, son émancipation). Un des principes fondamentaux de la corpscience est d’apprendre à faire dialoguer l’intention du contrôle du vivant avec l’énergie de la libération du vivant. Offrir la possibilité de se saisir de ce travail de reliance, entre des desseins apparemment contraires, implique de partir de là où la personne en est dans sa relation intime à la gagne. À cet égard, la démarche invite à mettre à jour les différences d’investissement en croisant les critères classiques d’orientation motivationnelle avec d’autres critères existentiels et moins habituels.
Cultiver la vitalité est le deuxième grand axe de la corpscience. Cette notion fait pont et dialogue avec l’appel aux ressources capacitaires et aux ressources créatrices. Si l’environnement politique néolibéral et l’élitisme sportif participent actuellement de la survalorisation des données, du rationalisme cartésien, dans une optique d’optimisation des ressources capacitaires (se dépasser pour dépasser les autres), la prise en compte de l’autre versant, celui des ressources créatrices, plus poétique et philosophique, est incontournable pour celui ou celle qui souhaite une réussite pleine et assumée dans l’accomplissement de sa vie par et avec le sport de haut niveau.
Du corps vécu au corps vivant↑
Nous utilisons couramment dans nos échanges des mots comme connaissance, science, conscience, corps ; de fait, je me suis toujours étonné que le néologisme de corpscience n’ait pas émergé plus tôt dans nos approches sportives et corporelles tant il m’apparaît déjà parler de lui-même : un assemblage de science, de conscience et de corps.
Dans un premier temps, je définirais la corpscience en partant de l’idée de la connaissance de soi. Ce précepte de la connaissance de soi s’est posé au fil du temps comme un axe central dans le développement des compétences des entraîneurs, mais également de celles des sportifs et sportives ; avec cette quasi-injonction que mieux se connaître permet de mieux exprimer son potentiel. Il m’apparaît indéniable que la connaissance de soi est un préalable essentiel à tout engagement dans un exercice professionnel où la relation humaine est au centre (entraîneur, coach, préparateur mental, psychologue). Effectivement, si je n’ai pas conscience de mes filtres, de mon système sélectif de reconnaissance des choses, des êtres et du monde, comment puis-je alors voir et approcher l’autre dans son altérité sans que mes propres projections et/ou interprétations ne fassent obstacle ? Par exemple dans la prescription de techniques sportives et/ou de comportements jugés efficaces ? Je ne considère cependant pas que la connaissance de soi soit un impératif, surtout dans le travail avec les athlètes. La connaissance de soi est avant tout la conséquence d’épreuves et de rencontres fortuites dont le sens peut être mis à jour, en partie, dans l’accompagnement. L’envisager comme moyen, ce qui est souvent le cas, c’est projeter a priori des grilles de lecture sur une expérience qui dès lors s’éloignerait de sa subjectivité, de son unicité et de sa singularité.
La pensée de François Roustang m’a été très stimulante dans ce domaine. Elle m’a aidé à mettre en mots mes intuitions à l’œuvre dans cette dynamique entre connaissance de soi et désintérêt de soi. Psychanalyste dans une étape de sa vie, il prendra du recul sur cette pratique : « on ne guérit pas vraiment par les mots », « en finir avec la plainte et sortir de notre moi chéri », dira-t-il. Il développe particulièrement le principe que « l’on ne peut se délivrer de soi par le souci de soi. La connaissance de soi privilégie l’ego et le mental. Se soucier de soi c’est tourner en rond » (Roustang, 2003, 2006). En fin de compte, la connaissance de soi relève d’une attitude rationnelle, objectivante, en lien avec des théories.
Plutôt que la connaissance de soi, je plaide pour mettre au centre de nos intérêts la conscience de soi, attitude plus chaleureuse, subjective et à l’écoute de l’expérience sensible. Mais dans un cas comme dans l'autre, de quel soi parlons-nous ? Je le circonscris ici au soi-même, au processus d’identification que nous employons en disant « je » ou « moi ». Deux aspects sont à prendre en compte à propos de la conscience de soi, « d’une part avoir conscience de nous-mêmes en tant qu’esprit, de ce qui fait la spécificité de notre caractère et de notre rapport aux êtres et aux choses ; et d’autre part avoir conscience de notre corps » (Contrino, 2009) : une conscience éthique de soi et une conscience phénoménologique de soi.
Par conscience phénoménologique de soi, je fais référence à la manière dont je perçois dans mon corps, et avec quel degré de finesse, que mes pensées, mes émotions et mes sensations sont en lien et circulent en moi. Et je résumerais la conscience éthique de soi par une conduite plus réflexive sur son propre rapport aux autres et au monde à travers les registres du faire (s’affairer ou pas), de l’avoir (posséder ou pas) et de l’être (s’émanciper ou pas). La conscience de soi ouvre les bras dans ces deux directions. L’une vers une démarche réflexive, de distanciation, visant à développer une connaissance de soi qui pourra s’étayer avec des modèles ou des théories. Nous sommes sur le versant de la cognition. L’exercice consiste à mettre en mots ce que nous faisons et vivons par et avec notre corps : quel récit produisons-nous de nous-même, et avec quel degré de conscience ? (l’axe du corps vécu). Dans l’autre direction, nous cherchons à étirer le bras de notre conscience vers une incarnation, c’est-à-dire à tendre vers une expérience de soi avec des degrés de ressentis les plus riches possible et des sensations de plus en plus subtiles. Nous laisser prendre et nous émerveiller de tout ce qu’un corps vivant peut nous offrir et dont nous ne pouvons pas avoir totalement conscience.

Comme le montre la figure 1, j’ai positionné au centre la conscience de soi, avec d’un côté un axe cognition, support de la connaissance de soi par un corps dont je peux signifier le vécu, et de l’autre côté le chemin de l’incarnation dans le vif d’un corps vivant, domaine de la corpscience. Nous pourrions penser avec cette représentation que corps vécu et corps vivant sont opposés ou antinomiques, de même pour la connaissance et la corpscience. Évidemment il n’en est rien. L’image correcte serait plutôt celle du ruban de Moebius (Fig 2) : l’impression qu’un des éléments est positionné sur la face externe et l’autre sur la face interne (donc opposée), mais dès que nous mettons ces éléments en mouvement nous nous rendons compte qu’il n’y a qu’une seule et même face.

J’ai été régulièrement amené à travailler avec des sports de raquette. Un joueur, que je suivais depuis quelque temps, vient me trouver. Sa demande initiale était de parvenir à être plus régulier dans ses performances. Et de préciser qu’en ce moment, il ne sent pas sa raquette, et, bien entendu, quand il ne sent pas sa raquette ses performances se dégradent. Les causes apparentes sont évidentes : il est pris dans sa problématique de l’enjeu de la compétition. Nous avions déjà travaillé sur ce point, sans qu’il n’y ait vraiment d’effets flagrants. Sauf, peut-être, de pouvoir formuler maintenant, et clairement, là où ça fait problème. Quand il dit « je ne la sens pas », il signifie qu’elle ne fait plus corps avec lui. Il faisait de la raquette un objet externe sur lequel il reportait son malaise. De ce fait, j’ai réorienté le travail sur l’idée de se sentir par tout à la fois : la raquette c’est moi aussi. Nous avons alors convenu avec l’entraîneur que dans ses séances de gammes techniques, il travaillerait sur la base de perturbations sensorielles (prescrire le symptôme). Nous avons décidé ensemble de quelques exercices simples : par exemple, jouer avec un gant de moto, un gant de ménage, un cordage relâché, des privations visuelles à certains moments de la prise d’information, etc. Le joueur s’est vite rendu compte que, quelles que soient les conditions, il retrouvait très rapidement son niveau de précision. Il réintégrait la raquette dans son schéma corporel, comme une extension de lui-même. Implicitement, il a compris que son corps était très performant sans avoir besoin d’y réfléchir, sans chercher mentalement à comment faire pour retrouver de la précision. J’ai travaillé avec plusieurs joueurs et joueuses, et je n’ai jamais répliqué ce type de travail avec d’autres, malgré la satisfaction des effets obtenus, car il n’avait jusqu’à présent véritablement de sens, sensoriellement parlant, que pour lui.
Autre exemple, emprunté à François Roustang dans son ouvrage Il suffit d’un geste (2003). Après quelques développements sur le passage d’une perception qu’il nomme atomiste, « où nous sommes censés avoir la maîtrise de ce que nous avons appris et pratiqué », à une perception qu’il nomme holistique, « qui nous met en contact avec “le partout à la fois” et qui donc recèle des possibilités jusqu’alors enfouies ou méconnues », il cite cet exemple : « Une joueuse de tennis, en difficulté à la fin du match pour se libérer du stress, se dit à elle-même : “Garde ton bras détendu et laisse-le parler.” On voit dans ces quelques mots venir au jour les deux aspects de l’agent. Elle s’impose volontairement de détendre son bras et, dans un second temps, elle le laisse agir. Ce n’est plus elle qui décide, elle se laisse aller à la décision du bras » (Roustang, 2006 : 67).
Ces deux exemples nous plongent dans le vif du sujet : le corps parle, pense et agit par lui-même bien plus efficacement quand nous lui laissons le champ libre que lorsque nous cherchons à le contenir et à le contrôler par notre conscience, souvent asservie à un moi cherchant à « se faire bien voir » et à « bien faire ». Il y a une intelligence du corps bien plus étendue que ce que nous croyons communément. Sans entrer dans le grand débat du libre arbitre, les preuves scientifiques s’amoncellent depuis des décennies et confirment cette affirmation du philosophe Frédéric Gros (2009) : « Le corps est toujours en avance sur la pensée. » Libet et al. (1983), Haynes (2011) et consorts ont démontré qu’on peut observer dans le corps – grâce à l’imagerie cérébrale – des prises de décision quant à une action à réaliser et prédire les choix d’une personne, avec 60 % à 80 % d’exactitude, quasiment 1 à 7 secondes avant qu’elle ne prenne conscience de sa décision (les variations dans les temps de prédiction dépendent en partie des techniques utilisées et des tâches à accomplir). Nous sommes dans le registre de l’inconscient cognitif agrégé à un inconscient psychique : le réservoir de tous les possibles.
Une classe de difficultés et d’attentes récurrentes dans l’accompagnement est du registre de cette incapacité de l’athlète à agir comme il le pourrait et le voudrait idéalement. C’est justement ce vouloir, associé à une conscience réfléchissante (le mental ?) qui perturbe le geste mille fois exécuté convenablement et qui pourrait pourtant faire défaut au plus mauvais moment. Les causes sont diverses et variées, et les émotions, que nous oubliions hier, sont aujourd’hui largement convoquées pour expliquer ces phénomènes. On entend ainsi de plus en plus souvent des commentateurs de matchs de football dire : « Ce soir, l’équipe qui gérera le mieux ses émotions (et non plus son mental) pourra s’offrir la victoire. » Se satisfaire de ce type d’analyse, c’est confondre le symptôme et la maladie. Notre maladie – qui peut être aussi notre contentement – est que nous sommes une espèce pensante et douée de raison. Et dans le sport, même si nous donnons une place centrale au corps, nous oublions que nous le considérons quasiment uniquement comme l’objet d’expression de nos ambitions de performance, cherchant à le soumettre au contrôle de notre volonté ; sans se douter que nous sommes ignorants des causes qui la déterminent et combien le corps, nos chairs, regorgent de ressources, de capacités, et finalement d’intelligence et de lucidité sans le recours à notre conscience.
Par notre ancrage occidental, nous sommes culturellement attachés aux vertus de la science et du rationnel (ce qui peut être différent dans d’autres cultures, comme en témoigne Koh, 2022). J’ai donc tenté de créer un néologisme exprimant cette dialogique entre les fonctions de l’esprit, principalement l’intentionnalité plus que la volonté, et celles du corps : la corpscience. La corpscience n’est pas une méthode, c’est un réceptacle dans lequel interagissent différents concepts ou théories11. Quelques référe (…) .
L’idée au centre du travail de la corpscience est de laisser en suspens le besoin de connaissance de soi et la volonté de contrôle pour laisser place à une intentionnalité suggestive – qui mobilise le sensible, la sensation, le partout à la fois – ouverte sur le monde, complètement disponible au contexte. De même que la frustration se mesure à la hauteur de nos désirs, l’insécurité se mesure à l’intensité de notre besoin de contrôle. Lâcher prise, laisser faire, laisser advenir sont des gestes de l’ordre de nos capacités de corpscience. Il s’agit de renforcer la démarche d’apprendre à regarder autrement, à prendre pour référence des expériences de réussite, qui justement sont efficientes car elles sont du registre de la corpscience et non pas de la conscience, ni de la volonté empreinte de raison, mais bien de l’expression de la force de l’existence, de la vivacité du vivant en nous. C’est un accompagnement qui demande du temps, car cela procède d’un réel changement de paradigme pour certains. Toute activité en décalage avec un usage rentable du corps peut être un bon support introductif : méditation traditionnelle, hatha yoga plus spécifiquement, approche Feldenkrais, relaxation coréenne, danse africaine, chants, expression théâtrale, etc. Cette approche de la conscience de soi par la corpscience a quelques effets aussi sur la connaissance de soi, car elle tient plus d’une position philosophique, d’un état d’esprit et de corps, que d’une méthode.
Des ressources capacitaires aux ressources créatrices↑
Le schéma ci-dessous (Fig. 3) sert souvent d’entrée en matière sur la problématique de la communication interpersonnelle : comment pouvons-nous en venir à défendre soit la réalité du carré, soit celle du rond, alors que nous avons affaire au même objet ? Je le détourne souvent en expliquant que nous entretenons la même illusion quand nous cherchons à catégoriser ce qui relève de la préparation mentale ou de la préparation physique et que par extension nous ne faisons qu’entretenir le dualisme corps/esprit.

Les modèles de performance et d’entraînement intègrent de plus en plus le champ de la préparation mentale. Néanmoins, en attribuant aujourd’hui fréquemment la cause des défaites au mental et aux émotions, je postule que nous ne faisons qu’entretenir le plafond de verre nous empêchant d’accéder à un niveau supérieur de prise en charge : l’Être au monde, l’Être dans son entièreté et sa singularité dans son contact avec cette parcelle du monde qu’est l’univers de la haute performance sportive. Je souhaite avec la corpscience mettre en exergue deux domaines : celui des ressources capacitaires et celui des ressources créatrices, ressources comme moyens permettant de se tirer d’embarras ou d’améliorer une situation difficile, ou tout simplement d’agir en adéquation avec le contexte et les circonstances.
Avec une longue tradition culturelle cartésienne et dualiste, et malgré la tentative de penser la performance sportive comme un système dans un environnement complexe, nous continuons d’orienter le travail quasi exclusivement sur le développement de ressources capacitaires (par l’entraînement d’habiletés physiques et psychologiques). Cette attitude a largement contribué à bâtir un modèle de réussite basé sur l’optimisation et le dépassement de soi. Avec en corollaire l’idée de contrôle au centre de la notion d’efficacité, car comment imaginer exploiter ses capacités au maximum dans cet océan d’incertitudes et d’imprévus qu’est la compétition, sans faire appel à un contrôle optimal de soi ? Cette position centrée sur les seules ressources capacitaires peut être particulièrement inflationniste : développer encore plus ses capacités pour réussir encore plus, coûte que coûte. Toujours plus de la même chose. Et de passer de 20 heures d’entraînement à 25 heures, puis 40 heures, etc. Pourquoi pas ? Prenons acte cependant que cela implique une certaine vision du monde, de l’homme, de la société, c’est-à-dire que derrière cette position il y a nécessité à faire, ou à approuver, des choix politiques et sociétaux. La question de Maela Paul (2020), développant la notion d’accompagnement : « Dans et pour quel monde œuvrons-nous ? », mérite donc d’être posée. Dans le même temps, comme le développe si bien Michel Serres (2020), la spectacularisation incessante de la compétition sportive a réduit le suspense, essence du spectacle, à la plus basique des questions : « Qui va gagner ? Une question qui est en train de tout recouvrir. » Qui sera le plus fort, le plus rapide, le plus agressif, le plus offensif, etc. ? Qui arrivera le mieux à tirer profit de ses ressources capacitaires pour gagner ? De cette incertitude naissent, chez l’athlète et le spectateur, l’attrait et l’excitation à vivre, ou à vibrer, avec et par la compétition sportive. Sans ce souci du « mais qui va gagner ? », il n’y aurait pas de place au doute – véritable comburant de cet appétit de suspense et d’excitation –, d’où ce sentiment croissant d’un besoin de contrôler aussi bien son corps que son esprit pour réussir. Dans cette approche, la performance est réduite à un score comptable.

Je propose avec la corpscience d’envisager la performance autrement par la prise en compte des ressources créatrices. Ressources créatrices n’est pas à entendre ici dans le sens d’une expression esthétique, du beau et du laid, mais bien comme un accès à tout ce que le corps sait accomplir au-delà de ce que nous pensons et croyons qu’il sait faire. Une libération, par une déconnexion des préoccupations conscientes et inconscientes d’un moi cherchant à se faire bien voir et à bien faire. Une mise en contact avec cet élan vital (Bergson), cette vitalité, cette étincelle de vie. S’en remettre avec confiance à ce « vieux monde intérieur » (Damasio, 2017) sensationnel qui œuvre inlassablement à nous alimenter en énergie, composant central de nos sentiments et de notre culture.
Que cela signifie-t-il concrètement ? Du point de vue du renforcement des ressources capacitaires, être performant en compétition s’apparente souvent au fait de rester dans sa bulle, c’est-à-dire être concentré, focus sur les éléments de l’action, et cela malgré les distracteurs internes (émotions, sensations, discours interne) et externes (les comportements des autres, la luminosité, les éléments, etc.) pouvant survenir et perturber l’exécution motrice. Dans cette démarche il y a l’idée d’un forçage des processus attentionnels par le contrôle de sa propre volonté, visée contradictoire, en partie, avec le fait que nombre de nos décisions et réactions s’enclenchent bien avant que nous en ayons conscience. S’il y a possibilité d’intervenir (en fonction de l’espace et du temps propres à chaque discipline), de corriger le tir (rester sur son objectif), cela sera seulement après coup, d’ajustement en ajustement, d’approximation en approximation dépendantes des conditions de la pratique sportive.
À l’inverse, se centrer sur l’expression des ressources créatrices relève « dans tous les cas d’un débrayage, d’une déconnexion des préoccupations conscientes et inconscientes » (Moraguès, 1991). Se rendre disponible complètement au contexte, ouvert aux circonstances, à la fois intérieures et extérieures, pour se laisser traverser et se saisir de cette puissance d’être (Spinoza), qui d’une façon ou d’une autre trouve les moyens de se frayer au mieux pour nous un chemin vers une extériorisation motrice adaptée et efficace (un style, une technique singulière, d’autant plus qu’elle aura nécessairement été entraînée). Après des dizaines de milliers d’heures de mise en mouvement, d’exercices, notre corps tout entier a enregistré, senti, perçu, travaillé, développé, affiné une complexité inimaginable de programmes moteurs. Ils sont inscrits dans nos chairs et, à condition de laisser advenir les coordinations motrices d’elles-mêmes, il saura agir et réagir d’autant plus efficacement que nous réduirons au mieux la gêne occasionnée par notre illusion d’une pensée consciente.
Considérant le registre du sens et des représentations, l’imaginaire sportif est saturé par l’emploi de métaphores basées sur le combat, la guerre et le mythe du héros. Ces métaphores sont bien évidemment directement en accord avec l’idéologie dominante d’optimisation des seules ressources capacitaires. Et quand bien même le souci de la connaissance de soi se développe chez les sportifs, un héros réflexif qui ne fonce plus tête baissée, l’optique reste encore principalement centrée sur la recherche d’efficience des ressources capacitaires. Tout en restant dans le registre de ces ressources, nous pourrions pourtant porter sur le devant de la scène médiatique et mentale d’autres métaphores toutes aussi pertinentes : partir en aventure plutôt que partir au combat ; ou encore celle du voyage initiatique, aller de l’autre côté du miroir, en fantaisie (pouvoir d’invention, esprit imaginatif, comportement imprévu et amusant). Pourquoi ne pas faire un carnaval intérieur de ce temps de compétition ? À l’origine, dans les carnavals, les contraires s’unissaient, la vie et la mort se croisaient, un mélange des genres, le clown devient roi et le roi devient le fou, un temps de régénération, une explosion du corps et des pulsions, l’emploi de ces dernières métaphores nous poussant plus naturellement à déployer nos ressources créatrices qui sont un chant à la vie. Pourquoi un tel intérêt, ici, pour les métaphores en usage dans notre milieu ? La réponse est simple : les métaphores que nous employons programment nos pensées et par conséquent nos décisions et nos comportements (Lakoff et Johnson, 1986). Par exemple, Thibodeau et Boroditsky (2011) ont brillamment mis en évidence comment l’emploi de métaphores définissant le crime soit comme un virus, soit comme une bête féroce favorise la mise en place de mesures respectivement plus sociales ou plus répressives. Et si nous considérions vraiment chaque performance, chaque rencontre sportive comme un moment unique ? Si nous acceptions de nous laisser aller à cet émerveillement, d’être ouverts et disponibles aux circonstances ? Et fort de nos intentions de laisser advenir, avec curiosité et vigueur, comment ça va faire pour gagner ? Cela demande de considérer la performance non plus comme un objet réplicable à volonté, mais bien à réinventer sans cesse.
Outre l’impact des métaphores employées sur nos représentations et les mises en œuvre dans le quotidien de l’entraînement, l’engouement actuel pour les données peut représenter un obstacle au développement de ces ressources créatrices. Car, comme le souligne Raphaël Verchère (2016 : 119-120) : « Le sportif semble donc perdre ni plus ni moins que l’union de son corps et de son âme. Mais il perd également son corps lui-même, qu’il ne vit plus intimement. Car ce n’est plus la vie du corps en elle-même qui ressort de cette écoute particulière de sa physiologie et de ses sensations, mais sa phénoménalisation dans les catégories de la théorie utilisée pour conduire l’observation. Pour employer les mots de Bergson, le sportif n’a plus affaire à l’intuition de son moi profond qui “dure” […] mais à sa seule “croûte solidifiée à la surface” par la science. » La dérive serait d’en venir à piloter son corps plutôt que de le vivre.
Cultiver la vitalité↑
Je partage avec d’autres l’idée que la haute performance ne se limite pas à une compilation, même parfaitement appariée, de compétences techniques, tactiques, physiques, psychologiques, mentales, organisationnelles, etc. Face à une concurrence acharnée, des productions motrices et des situations de plus en plus complexes et exigeantes, l’atteinte de l’exploit sportif est souvent décrite comme un pur moment de magie, une transmutation de toutes ces ressources capacitaires, un alignement parfait des planètes permettant justement l’avènement de l’extra-ordinaire. Rationaliser, mesurer, prendre en compte au mieux ce qui se joue dans cette savante alchimie sportive, n’est-ce pas là l’intention dans l’usage, de plus en plus répandu, du terme d’Athlète 360, et des applications qui l’accompagnent ? Nous sommes là au centre de la question de la mobilisation des ressources capacitaires. En paraphrasant Aline Paintendre (2017), je dirais que ces ressources capacitaires représentent les aptitudes de l’athlète à agir, produire et réussir dans un domaine spécifique. La mesure de ces capacités impose une forme de normalité dans laquelle le sportif se situe. Elle est connue par l’objectivation de l’appareil informant le sportif sur ses propres possibilités. Mais entre ce que je pense être capable de faire en fonction des compétences conscientes de mon corps et ce que mon corps vivant est en capacité potentielle de réaliser par son adaptation motrice, il y a un écart. Tenter de le réduire, non pas en cherchant à performer et accroître les possibilités de son corps, mais en cherchant à se réaliser en découvrant son potentiel encore méconnu, tel est en partie le pari de la corpscience.
Ne considérer les athlètes que sous l’angle de l’optimisation de ressources capacitaires nous amène à juger que le sportif ou la sportive non suffisamment performante n’a pas encore atteint les standards, la norme de la haute performance ; et j’inclus ici l’approche de la préparation mentale réduite exclusivement au développement des habiletés mentales. Cette logique du dépassement de soi donne à croire que l’athlète qui n’est pas pleinement développé à 360° possède des manques auxquels il sera incontournable de remédier dans l’optique d’une médaille. Là où il n’est en fait question que d’apprentissage, de maturation, de temps biologique d’adaptation, de singularité, le sportif va vivre ces manques comme autant de défauts et d’imperfections inhérentes à sa personne. Cette attitude est encore trop souvent renforcée par les discours stigmatisants de l’environnement de l’athlète. Cette posture nous pousse, encore aujourd’hui, à surinvestir le travail des déficits par rapport à celui des forces, des qualités, tout en sachant qu’il existe aujourd’hui un consensus solide en psychologie qui démontre que l’apprentissage et la performance sont largement plus favorisés par le renforcement des besoins d’autonomie, de compétence et d’affiliation (Sarrazin, Pelletier, Deci et Ryan, 2011).
A contrario, ne considérer les athlètes que sous l’angle de l’accomplissement de soi, dans une dynamique de laisser advenir au mieux la libération de ressources créatrices seules susceptibles d’exprimer le potentiel inexploité, c’est faire fi que dans le sport de haut niveau et de haute performance nous sommes dans un environnement par essence élitiste et politiquement ancré dans un néolibéralisme qui valorise à outrance la performance et la croissance comme modèle de réussite. Il faut des résultats et du rendement sous peine de disparaître des écrans radars.
Le pari de la corpscience n’est pas d’opposer ressources capacitaires et ressources créatrices mais bien de les faire dialoguer, entre rationalité et subjectivité. Cultiver la vitalité correspond à cette intention de développer ses attributs par un dialogue entre le dépassement de soi (appel aux ressources capacitaires) et l’accomplissement de soi (appel aux ressources créatrices). Vitalité, dans son sens usuel, exprime la qualité d’un être vivant ou d’une collectivité qui « manifeste une importante énergie, un grand dynamisme » ; en biologie nous parlons de « l’ensemble des caractères, des propriétés par lesquels se manifeste la vie » ; et s’agissant d’une chose abstraite (ex. l’art, une théorie, etc.), la vitalité signifie « aptitude à se développer, à se perpétuer, à produire des résultats » (TLF). Du point de vue de la corpscience, vitalité recouvre ces trois définitions. La figure ci-dessous représente, caricaturalement, la dynamique décroissante de la vitalité dans l’écoulement d’une vie, croisée avec la dynamique croissante de l’expérience – comme suite d’épreuves dont on peut tirer des leçons de sagesse.
Il existerait donc une interdépendance et une corrélation négative entre les deux variables, avec un point d’inversion remarquable à « mi-vie ». Évidemment, tout cela n’est qu’une simplification. Dans la « vraie » vie, constellée d’imprévus et de surprises, les relations entre vitalité et expérience ne sont pas aussi linéairement lisses ni mathématiques (Fig. 5).

Considérant le déroulé d’une carrière sportive, de par ses innommables séances d’entraînement, un athlète n’aura de cesse de développer son énergie et son dynamisme et, confronté régulièrement aux circonstances de la compétition, il pourra vraisemblablement gagner en expérience. Dans cette équation, et dans la perspective de développer sa corpscience, les différents acteurs du haut niveau et de la haute performance pourront jouer sur trois grands facteurs afin de démultiplier l’effet conjoint de la vitalité et de l’expérience chez les athlètes :
- En systématisant le renforcement de l’optimisme et de l’enthousiasme, avec réalisme vis-à-vis de ce qui est sportivement visé.
- En se libérant de l’illusion du contrôle.
- En s’imprégnant du courant de l’éducation somatique et de la créativité en mouvement.
Renforcer l’optimisme et l’enthousiasme
L’optimisme fait l’objet d’études scientifiques conséquentes (Martin-Krumm, 2012). Le consensus qui s’en dégage va dans le sens d’une dépolarisation de la vision binaire d’optimisme d’un côté et de pessimisme de l’autre. Les mécanismes de l’optimisme/pessimisme s’appuient à la fois sur une vision du futur, envisagé avec une issue plus ou moins favorable, des scénarios plus ou moins à son avantage, et une interprétation du passé – les réussites et les échecs – à la lumière de causes jouant plus ou moins en sa faveur. Nous sommes en réalité une combinaison dynamique de différents états entre ces deux pôles, avec des degrés d’adaptation plus ou moins pertinents en fonction du contexte. Par exemple, un degré de pessimisme défensif peut s’avérer indispensable pour maintenir son attention sur la tâche quand l’excitation de la victoire est à portée de mains et/ou de jambes, cela n’altérant pourtant pas la confiance dans une issue favorable. La juxtaposition de ces deux états peut même faciliter un niveau de concentration et de précision accru.
L’axe optimisme/pessimisme est donc un mécanisme d’action, un catalyseur de ressources. Il permet de s’affranchir du cliché de la pensée positive, de cette injonction débilitante, sans cesse rabâchée : « Sois positif ! » Développer un optimisme adaptatif invite à prendre plus de recul et à envisager un avenir favorable ancré dans tout ce que les circonstances du contexte peuvent nous offrir. C’est une démarche qui va favoriser l’engagement et la mobilisation de ses ressources. Et surtout, c’est une démarche qui s’apprend et peut se développer, comme le montrent depuis plus d’une décennie des programmes, scientifiquement suivis, d’éducation à l’optimisme et à la résilience (p. ex. Penn Resilience Program, SPARKS et WOOP ; voir Martin-Krumm, 2012).
Si l’optimisme, dans le sens commun, peut se définir comme un état d’esprit durable ou passager, caractérisé par une perception favorable du monde et de l’univers (confiance dans l’issue, le dénouement convenable d’une situation inquiétante, embarrassante), l’enthousiasme est quant à lui un état de corps, une dévotion complète à un idéal, une cause, des études ou une quête, se traduisant par de la joie et de l’excitation. Étymologiquement, ce mot vient du grec (être inspiré par un dieu ou les dieux) et pourrait se résumer au sens de ce « petit dieu qui est en nous ».
Cultiver la vitalité, c’est s’inscrire dans une attitude relationnelle, une posture, visant inlassablement à faire briller, à protéger, à valoriser, à nourrir chez l’autre son étincelle de vie : l’enthousiasme de vivre, de performer, de s’entraîner. C’est rendre vivant, présent, à chaque rencontre, cet état. Quelle que soit leur histoire de vie, la plupart des athlètes que nous accompagnons ou entraînons sont pris dans ce besoin identitaire d’affirmation de sa puissance.
Se libérer de l’illusion du contrôle
Cet impératif, évidemment, questionne. Qui contrôle quoi ? Jusqu’à quel point ? Et pourquoi ? Toutes ces questions sont légitimes. Au-delà des caractéristiques de la personne, de son tempérament, et pour certaines de leur personnalité obsessionnellement compulsive, le besoin d’un sentiment de contrôle, sur soi et les événements, est une des dispositions souvent valorisées et renforcées dans la recherche de performance. Cette prise de position est la plus fréquente dans le monde du sport. Elle est également la plus défendue : j’en veux pour preuve notre réaction face à la crise du COVID qui aurait pu nous ouvrir les portes d’un nouvel apprentissage plutôt que renforcer le vieux réflexe de la recherche du maîtrisable et du contrôlable à tout prix. Les incertitudes et imprévus liés au contexte sanitaire ont bouleversé tous les plans, et ce à plusieurs reprises. Personne n’y était évidemment préparé. D’une seule voix, psychologues et préparateurs mentaux ont prodigué de pieux conseils face à cette perte de repères et de contrôle sur l’avenir : « Il est donc important pour vous de vous focaliser sur ce que vous pouvez contrôler et non sur des éléments que vous ne pouvez, sous peine de vous retrouver dans une situation très anxiogène » (INSEP, 2020). Intention sous-tendue par le précepte de base des stoïciens, « il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous » (Epictète), tout en opérant un malheureux glissement sémantique le transformant en tout autre chose : se concentrer sur ce que nous pouvons contrôler et maîtriser. Il serait plutôt judicieux de s’en tenir au conseil d’opérer un tri entre ce sur quoi je peux agir directement, indirectement ou pas du tout. Ce qui n’est pas du tout du même ordre que rechercher le contrôle et la maîtrise, car nos comportements et leurs mécanismes d’action (perception, décision, planification, effection) ne sont pas entièrement sous notre contrôle, loin de là. La psychologie sociale, la psychologie cognitive, la psychologie clinique et les neurosciences n’ont de cesse d’apporter chaque jour la preuve de notre rationalité limitée en ce qui concerne nos prises de décision. La quasi-totalité de nos comportements et de notre motricité se programme en effet en deçà de notre champ de conscience. Ce sentiment d’être le pilote conscient de ses actions est un sentiment qui apparaît au mieux quelques centièmes de seconde après que ces actions (sportives ou non) ont été engagées par le corps-cerveau. Nous croyons diriger pleinement notre existence quand nous ne faisons que nous adapter au mieux au courant de la vie et aux pulsions qui nous animent. Le seul fait de croire que je décide, que je veux, que je fais, est la preuve que nous sommes en fait inconscients des causes déterminantes de nos comportements. Arriver à produire et déclencher une action juste, c’est-à-dire adaptée aux circonstances sportives du moment, est une affaire de temporalité à la fois extrêmement fine et brève, inférieure à 300 ms (complètement inconsciente). Elle s’emboîte dans une temporalité plus épaisse, de l’ordre de 2 à 3 secondes (infra-consciente), qui s’emboîte elle-même dans une échelle de temps plus « macroscopique ». Cette dernière « correspond quant à elle aux intentions globales : contenir la défense adverse, enchanter les spectateurs avec le morceau que l’on joue, expliquer clairement une notion, suivre un fil directeur cohérent » (Lachaux, 2021). Nous sommes d’autant plus efficaces dans la poursuite de nos intentions que nous laissons le champ libre (hors tentatives de contrôle et de maîtrise conscientes) à nos ressources créatrices, poupées russes successivement emboîtées dans la plus grande de nos intentions : gagner.
Avec cet épisode tragique de pandémie mondiale, une autre voie que celle de la recherche de maîtrise et du développement des stratégies de coping s’offre à nous. En prenant conscience que le besoin de contrôle, voire de stabilité, se mesure à la hauteur de sa propre crainte de l’incertitude, un nouvel apprentissage devient possible. Développer son humilité face à la complexité du vivant et de la vie fait tomber le masque du « faux self » (recherche d’une efficience soumise aux exigences et attentes extérieures) pour laisser petit à petit plus de place au « vrai self » (avec sa spontanéité, son imaginaire, sa capacité à jouer, à rêver). Ne retrouvons-nous pas les ingrédients des ressources créatrices au travers de cette intention d’accomplissement ? Dans l’optique de cette autre voie, et pour enfoncer le clou, il me paraît nécessaire d’aller jusqu’à déconstruire le rôle prépondérant donné à la confiance en soi ; et se faire à l’idée que réussir en compétition n’est pas tant une histoire de confiance en soi que de conviction. Conviction que le processus qui m’a fait naître, qui m’a fait grandir, qui m’a mené vers cette passion du sport de haut niveau, qui m’a fait devenir parmi les meilleurs, qui fait que je suis là aujourd’hui quoi qu’il arrive et quoi qu’il advienne, est sans cesse à l’œuvre.
L’intention est de développer en soi le sentiment d’impermanence, que tout est mouvement, changement, et de s’ouvrir à l’inattendu. La performance ne se réinvente-t-elle pas à chaque épreuve ? Il s’agit pour cela d’adopter une attitude d’émerveillement et de curiosité qui pousse au détachement, au « comment ça va être ? » – accent mis sur les ressources créatrices – plus qu’au « mais qui va gagner ? » – accent mis sur les ressources capacitaires. En compétition, cette disposition mentale place la question du contrôle, et son corollaire le doute, en arrière-plan, car l’idée n’est pas tant de dépenser son énergie à contrôler le bon déroulé de sa partition mais bien plutôt de libérer son énergie et en jouer avec les éléments. Le résultat (gagner ou perdre) n’est qu’une succession de conséquences sur lesquelles nous croyons, par vanité et prétention, pouvoir agir à notre guise. Laisser taire sa volonté de gagner et s’en remettre à laisser agir son intention de gagner : libérés du carcan du contrôle conscient sur nos possibilités d’action, nous devenons bien plus efficients. Arrivé à la compétition, dans quelle mesure tout n’est-il pas déjà joué ? Les ressources capacitaires ne peuvent pas être plus à ce moment-là que ce qu’elles étaient juste avant, aussi bien sur le plan physique que cognitif et émotionnel. Il convient alors de faire avec, en s’adaptant au contexte du jour et en jouant avec les circonstances : avoir la conviction que le processus de création en nous (la puissance d’être) nous permettra de nous sublimer, d’autant plus aisément que nous mettrons juste ce qu’il faut d’impulsions par quelques intentions globales. Libérer son âme des obligations, se laisser emporter par le vif du vivant.
S’imprégner du courant de l’éducation somatique et de la créativité en mouvement (Richard, 2021)
Comme je l’ai abordé plus haut, l’amélioration de la conscience de soi peut passer par une meilleure connaissance de soi : c’est le chemin réflexif et cognitif, celui de la connaissance. Elle se développe pareillement par le travail de sensation de soi de plus en plus fin et subtile : le sentier du sensible et de la sentience, celui de la corpscience. Dans le premier axe, primauté du cognitif, le corps est avant tout considéré comme l’opérationnalisation d’une pensée, d’un ordre volontaire – lève-toi, attaque, pousse à fond, etc. C’est le corps objet, le corps performant qu’il va falloir entraîner au mieux afin d’en optimiser les capacités. L’ordre se fait du haut vers le bas (approche top-down : cerveau-corps). Avec le deuxième axe, primauté de l’incarnation, nous cherchons à développer l’accès au sensoriel et aux mouvements émergeant d’une régulation du bas vers le haut (approche bottom-up : corps-cerveau).
Mon intention n’est pas de présenter ici les diverses méthodes réunies sous le vocable d’éducation somatique, mais seulement de mettre en avant leur visée commune : apprendre à affiner le sens kinesthésique et proprioceptif, pour agir avec une efficacité, un plaisir et une expression accrus, et une douleur et des limites moindres. Sensibilité et intelligence corporelle, plutôt que force et répétition mécanique. Pratiquer dans un état d’esprit d’être, plus que de conquête. C’est en ce sens que ces pratiques trouvent leur intérêt dans le développement des ressources créatrices et participent à accroître notre vitalité.
D’autres disciplines comme le yoga, largement démocratisé ces dernières années, peuvent être une porte d’entrée plus accessible à des athlètes considérant avant tout leur corps comme objet de travail. À l’image de la méditation de pleine conscience il y a quelques années, de nombreuses études mesurent maintenant les effets de cette pratique sur l’humeur, le cerveau et le corps (voir Bohler, Berger et Coudron, 2021). Encore faut-il pratiquer le yoga, non pas comme une gymnastique, mais bien comme un apprentissage sensoriel et un accès à une meilleure conscience de soi. Parmi les différentes formes, le hatha yoga invite à pratiquer dans cet esprit-là. Pour les plus rationnels et sceptiques, des freins peuvent encore exister à envisager de s’engager dans cette pratique. Se dire que tout le discours autour de l’énergie et du souffle (les chakras, les nadis, la kundalini, etc.) est simplement un folklore poétique facilitant la mise en expérience suffirait peut-être à les lever. Dans le même esprit que le hatha yoga, j’encouragerais la pratique de la relaxation coréenne, encore trop méconnue à mon sens. Par le travail d’écoute interne des sensations de vibrations – induite par un opérateur pouvant être le partenaire d’entraînement –, elle invite le receveur à une prise de conscience de plus en plus fine de ses grandes chaînes musculaires tout en lâchant le contrôle conscient de celles-ci.
Peur de l’échec et volonté de gagner : relier les polarités↑
Comme je l’ai souligné en préambule, si une approche distanciée et critique du sport de haut niveau est nécessaire au débat, il n’est pas question d’opposer la production d’une performance par le contrôle optimal des ressources capacitaires et celle obtenue grâce au laisser advenir des ressources créatrices. Ce que je propose avec la corpscience est d’apprendre à faire dialoguer l’intention du contrôle du vivant avec l’énergie de la libération du vivant. Cela n’a rien de mystique, c’est accepter de mettre une part de philosophie dans sa vision de la performance et de la compétition : s’en remettre à la vitalité de la vie en soi. Un des éléments fondamentaux de cette démarche est de mettre en reliance les polarités (Le Moigne, 2008), à l’image du positif et du négatif.
Je n’ai jamais été un défenseur des injonctions à penser positif. Malheureusement, à mon goût, dans le champ sportif, ce courant de la pensée positive (à différencier de la psychologie positive) est très largement répandu. Très brièvement, je dirais que la pensée positive nous invite à croire que nous pouvons facilement contrôler nos discours internes, nos pensées, et même nos émotions. Avant de s’engager dans une épreuve, une action, une compétition, il est sans doute préférable d’être dans les meilleures dispositions d’esprit et, pour certaines personnes, avoir recours à de l’auto-persuasion peut, à court terme, être bénéfique et faciliter leur engagement initial dans l’action. Attitude qui, selon moi, est totalement différente d’un état sincère d’optimisme dans lequel j’envisage, en tant qu’athlète, une issue favorable tout en ayant conscience des obstacles et en acceptant le défi. Cette attitude de penser positif à tout prix – qui pour moi est une désespérance – peut parfois, comme je l’ai souligné, être efficace à court terme.
Sur le long terme, il en va tout autrement. Cette illusion sur nos capacités de contrôle, remplacer des pensées dites négatives par d’autres positives, crée, comme le nomment les psychologues, un « effet rebond ». Les pensées réprimées s’intensifient plus qu’elles ne disparaissent. Sur un versant plus psychanalytique, cela pourrait conduire au retour du refoulé, s’exprimant par des ruminations déprimantes, des lapsus corporels comme des imprécisions du contrôle moteur conduisant dans le moindre des cas à des erreurs et dans le pire à des blessures. Cette idéologie de la pensée positive peut également participer à renforcer le sentiment de honte – « je ne devrais pas avoir cette pensée, pourquoi je n’arrive pas à la maîtriser, je fais tout pour la contrôler mais je n’y arrive pas » –, d’autant plus chez des athlètes centrés sur la comparaison sociale. Elle peut avoir aussi comme effet pervers de faire reposer toute la responsabilité de la situation et de ses propres états uniquement sur soi-même, en négligeant le rôle considérable de l’environnement (cf. le biais cognitif d’erreur d’attribution), ce qui entraîne un accroissement des sentiments de culpabilité. Cette injonction à penser positif pousse à croire qu’il existe vraiment des émotions négatives et des émotions positives, ce qui n’est encore une fois qu’un jugement. Les émotions ne sont ni négatives, ni positives en soi, elles sont d’une valence agréable ou désagréable, et selon le contexte pertinentes ou non pertinentes, activantes ou inhibantes. En aucun cas il n’y a des émotions négatives par essence, qu’il nous faudrait inhiber, et des émotions positives par essence, qu’il nous faudrait à tout prix renforcer.
En revanche, du point de vue de la polarité positif/négatif, j’ai toujours été persuadé qu’il était bénéfique de considérer simultanément ce que nous jugeons adéquat et inadéquat dans nos attitudes. Afin d’illustrer ma position, j’ai à l’esprit cette analogie de la pile électrique composée de son pôle positif et de son pôle négatif : tant que je ne relie pas les deux pôles, il n’y aura pas d’énergie susceptible d’allumer l’ampoule. Je tente avec l’image de la pile de rendre concrète cette notion de reliance des polarités qui, à mon sens, peut permettre à la fois l’accomplissement et le dépassement sportif dans une performance de haut niveau. Schématiquement, cela passe, par exemple, par la prise en compte systématique des deux versants du résultat :
J’ai perdu !
Ça fait défaite ? ça fait échec ?… Et quoi d’autre ?
J’ai gagné !
Ça fait réussite ? ça fait succès ?… Et quoi d’autre ?
Gagner/perdre : qu’est-ce qui pourrait faire reliance en envisageant cette conséquence binaire du résultat ? Dans ma carrière d’entraîneur, et dans l’accompagnement de sportifs et sportives en préparation mentale, j’ai croisé différents cas d’investissement en lien avec ces deux versants – perdre ou gagner –, qui sont en fait deux principales sources d’énergie. J’en ai vu réaliser d’excellents résultats en mobilisant principalement une énergie puisée dans leur avidité à obtenir une victoire, tandis que d’autres arrivaient aussi à d’excellents résultats en mobilisant leurs ressources dans l’énergie de leur aversion de l’échec. Ces expériences m’ont amené à construire la grille de lecture présentée dans la figure 6. J’oriente mon travail en fonction des quatre catégories de comportement préférentiel obtenues par le croisement de deux axes : axe faible ou forte aversion à l’échec (sensations valence désagréable), axe faible ou forte avidité pour la victoire (sensations valence agréable).

La notion de reliance des polarités pourrait amener à penser que le projet d’accompagnement d’un athlète de haut niveau consiste à tirer profit conjointement de son énergie d’avidité de réussite et de son aversion de la défaite, représenté dans la figure par la composante « enflammé ». Pour ma part je pense qu’il n’en est rien. Un athlète cherchant à agir et à performer en tirant le maximum d’énergie de son désir insatiable de triomphe et tendant également à puiser de l’énergie dans l’absolue nécessité d’éviter la déception, voire le dégoût de la défaite, va se retrouver pris au piège dans un cercle vicieux. La peur de perdre (mécanisme d’aversion, d’évitement) se mesure en effet à l’intensité et à l’ampleur du vouloir gagner (mécanisme d’avidité, d’attachement). Tel le pendule, il va se mettre à osciller d’un côté à l’autre, avec le risque de devenir son propre objet de performance, plus obsédé par la dynamique du dépassement que par celle de l’accomplissement. Une citation d’Erich Fromm illustre bien ce risque : « On a tenté de devenir un surhomme, sans même réussir à être humain. Au moment du triomphe, on semble avoir réussi, mais le triomphe est suivi d’une profonde tristesse : parce que rien n’a changé en soi-même » (Fromm, 1976). L’individu a succombé aux chants des sirènes, et pour certains, au détriment de leur santé mentale, voire physique.
Dans ma recherche de reliance de ces contraires – peur de l’échec et volonté de gagner –, une des possibilités que j’explore est de développer en soi une acceptation complète et sincère, à la fois de la possibilité d’échouer et de la possibilité de réussir. Il s'agit de se détacher, à la fois des mécanismes d’aversion pour les sensations désagréables (amertume de l’échec) et des mécanismes d’avidité et d’attachement aux sensations agréables (suavité de la victoire). Développer en soi une équanimité opportuniste – absence de différenciation ou de préférence, un détachement instant après instant dans l’action – pour laisser la place à l’émergence des ressources créatrices et aller vers une motricité libérée de la « maladie » du contrôle, dans un eurêka décisionnel.
Comment offrir la possibilité à un athlète de se saisir de ce point de vue de reliance des polarités ? Je procède souvent en deux temps :
- Une approche verbale qui interroge l’expérience du « j’ai perdu » et du « j’ai gagné ». Une approche par les mots en premier lieu, car nous sommes dans une culture où chacun de nous a pris l’habitude de se raconter son histoire. Offrir la possibilité de la raconter à un autre, sans jugement, c’est partir de là où en est la personne. L’intention sera de ne pas en rester là, de dépasser « le mur des mots », et d’aller vers ce qui fait sens, non pas au niveau des représentations, du rationnel, du cognitif, mais bien au niveau de la sensorialité. Les mots possèdent une chair, perceptible dans le frisson de la voix, le souffle qui varie, le silence qui précède l’expression, etc. Repérer ces mots-clés devient essentiel. Mots-clés, comme une clé qui ouvre des portes, un passage vers le monde subjectif de l’autre, là où peut se faire le changement. Dans cette optique, le mime, la mise en scène, l’usage de la modélisation symbolique sont des approches incontournables dans une pratique orientée vers un travail d’accompagnement à la fois sensoriel, perceptif, imaginaire et symbolique.
- Une approche entièrement centrée sur le corps pour faire l’expérience de sa propre réalité. Il s’agit de l’observation systématique et dépassionnée, à l’intérieur de soi-même, des phénomènes toujours changeants de l’esprit et de la matière, qui se manifestent sous forme de pensées/sensations. Je parle ici de l’acquisition d’une discipline de la pratique issue de la méditation laïque et traditionnelle de Vipassana. Évidemment, y venir demande un temps de préparation et d’adhésion de l’athlète, tous n’y arrivent pas ou n’en veulent pas, tout simplement.
Si chaque athlète investi dans sa pratique compétitive possède en lui l’envie et l’intention de gagner, de s’investir à fond, de prendre du plaisir, ils se différencient les uns des autres dans leurs manières de s’y prendre, par des centres d’intérêt, des besoins et des croyances sur la gagne propres à chacun d’eux. En fonction de ces différentes attitudes possibles, aller vers la reliance des polarités nécessitera d’emprunter des stratégies différentes. Au fil du temps, je me suis construit empiriquement une grille de lecture de ces comportements (Fig. 7)), appuyée à la fois sur les apports de la psychologie du sport et la philosophie. En effet, il est devenu courant de distinguer l’orientation motivationnelle des sportifs en fonction de deux critères : l’orientation vers la tâche (la maîtrise, la technique) ou l’ego (la compétition, la comparaison sociale). Sur la base de cet axe compétition/maîtrise, et tenant compte de l’expérience subjective, du vécu des sportifs dans leurs pratiques sportives, je propose d’ajouter un deuxième axe : l’orientation d’un mode d’existence centré sur l’Avoir/Paraître ou l’Être (Fromm, 1978). Le mode Être se rapporte à l’existence, au développement d’une activité tournée vers l’intérieur : se renouveler, se développer, déborder, aimer, transcender la prison du moi isolé ; c’est être intéressé, attentif ; c’est donner. Le mode Avoir/Paraître se rapporte aux activités tournées vers l’extérieur : chercher à développer une image sociale pour trouver sa place vis-à-vis des autres, conforme à leurs attentes. Quelle place occupe la recherche de la haute performance, l’investissement à haut niveau, dans cette dynamique de l’Être et du Paraître ? Nous pouvons être actifs de diverses manières : d’une part, tournés vers l’intérieur et développer sa richesse intérieure, ce que favorise le mode Être ; d’autre part, tournés vers l’extérieur et accumuler des objets de désir, ce que favorise le mode Avoir/Paraître. En croisant l’axe compétition/maîtrise et l’axe Avoir/Être, nous obtenons quatre grandes catégories d’investissement sportif que j’ai conventionnellement nommées : le confectionneur, l’inspiré, l’hédoniste, l’opportuniste (Fig. 7).

Ces catégories recouvrent un ensemble de comportements, sentiments, sensations, pensées particulières à chacun, et se traduisent dans chaque cadran par une mobilisation singulière de son énergie, de sa persévérance, de sa concentration et de ses attitudes. Chaque athlète possède en lui la capacité d’activer préférentiellement ces quatre moteurs, pas nécessairement à sa convenance mais en réaction à l’environnement et/ou à ses propres croyances et valeurs sur l’échec et la réussite. De la même manière, l’entraîneur possède lui aussi ses propres préférences.
Finalement↑
Notre tempérament, plus rationnel, plus logique et analytique pour certains et certaines, plus intuitif et plus global pour d’autres, pourrait nous pousser à n’apprécier qu’une seule démarche de progrès parmi les deux chemins de la gagne : la voie capacitaire ou la voie créatrice. Néanmoins, tout en insistant sur la corpscience, je considère que connaissance et corpscience ne sont pas à opposer mais bien à apposer. Cette dialogique s’exprime à travers nos croyances et convictions quant aux valeurs que nous accordons aux grands phénomènes de nos vies que sont l’esprit, le corps, les autres, le monde, la mort, et nous invitent, par le filtre de la corpscience, à observer quatre macro-comportements antinomiques : contrôler ou laisser advenir, se cacher ou se découvrir. La figure 8 résume cette dynamique en y qualifiant quatre grandes intentions et états d’esprit : dissociation/s’oublier, protection/s’aveugler, observation/s’ouvrir, acceptation/Être.

Cette relation à soi-même est faite d’ambivalences, de contradictions, parfois apaisantes, d’autres fois anesthésiantes. Dans tous les cas, la dynamique de cette relation à soi varie, du fait de la maturité, des attentes qui diffèrent, des rencontres, des échecs et des réussites, etc. Il n’y a pas un axe cardinal qui soit, pour sa santé et son bien-être, meilleur qu’un autre. Dans le déroulé d’une carrière, étape d’une vie, chaque direction peut s’avérer pertinente. Cependant, persister trop longtemps et inconsciemment dans s’aveugler ou s’oublier pour réussir le pari de la haute performance présente des risques : les prises de parole de Simone Biles, Naomi Osaka, Nick Kyrgios, ou Ryan Broekhoff, pour ne citer qu’eux, nous rappellent à quel point la recherche de performance, sans conscience et bien-être, peut devenir déshumanisante. De leurs témoignages, il serait contre-productif de conclure qu’ils et elles sont les seuls responsables de leur état dépressif, déniant toute responsabilité du système sportif. Ce serait méconnaître l’un des puissants biais cognitifs dans lesquels nous tombons très souvent à nos dépens : la sous-valorisation des facteurs externes et situationnels au profit d’une survalorisation des facteurs internes et personnels comme causes probables de nos comportements.
De mon point de vue, quand la préparation mentale est pensée, conçue, pratiquée et enseignée simplement comme un énième outil d’entraînement des ressources capacitaires (celui du développement d’habiletés mentales), elle ne fait qu’obscurcir le plafond de verre au-delà duquel l’Être au monde que nous incarnons prend racine dans le dialogue entre dépassement et accomplissement. La corpscience offre cette alternative. Ce n’est pas une méthode, c’est un parti pris, celui du vif du vivant, un acte politique, au sens plein du mot, dans le champ du sport de haut niveau. Voilà pourquoi la posture relationnelle est essentielle à la mise en place de cette dynamique humanisante, que ce soit la posture de l’intervenant extérieur, de l’entraîneur, des membres du staff ou encore des élus. D’où la nécessité avant toute chose, de se mettre au clair sur la question de sa posture d’accompagnement.
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